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2 Éléments d’interprétation : les discours donnent du sens

2.1 Prologue : la fiction pédagogique

L’objectif général de cette partie du module est de permettre d’aborder les langues dans une optique non prescriptive[9]. De manière plus précise, il s’agit de faire prendre conscience de la diversité interne des langues, de faire prendre conscience de l’importance de l’idéologie linguistique dans toute production langagière et de sensibiliser à une approche plurinormaliste de ce qu’il est convenu de nommer des  langues.

 

Nous commençons ainsi par une  "fiction pédagogique" (qui expose en quelque sorte le territoire notionnel et conceptuel dynamique de la sociolinguistique actuelle) pour tenter d'expliquer par l’exemple[10]ce sur quoi travaille la sociolinguistique [11].

 

En d’autres termes, il doit permettre de se dégager d’une idéologie linguistique qui fait penser à tout un chacun que les langues sont des entités qui préexistent à leur usage, que les langues ne peuvent pas être des instruments de domination, de socialisation, de ségrégation ; de faire accroire que les langues disparaissent, s’appauvrissent, dégénèrent… faits et discours  que les enquêtes sociolinguistiques (certes récentes eu égard aux discours sur les langues aussi anciens que l’histoire) démontrent et ou démontent depuis les années 1980 (en France notamment).

2.2 Gabriella devient Gabrielle

L’histoire de Gabriella [12]est aussi l’histoire d’un changement langagier… Dans le village où elle habitait, avec son mari et son beau-frère, elle parlait souvent avec eux malipien à la maison ou au travail. C’était une façon de marquer leur différence mais aussi leurs liens réciproques. Avec les autres villageois, elle employait un français quotidien qu’elle s’est toujours évertuée à rendre le plus correct possible : la tentation est toujours grande de mettre un mot à la place d’un autre sans penser qu’on l’emprunte tantôt à une langue, tantôt à une autre. A la campagne, c’est elle qui parlait aux commerçants, à l’instituteur,… et aussi beaucoup à ses enfants, parce que Anton travaillait beaucoup et lui laissait faire tout cela.

 

Son accent est pourtant resté perceptible longtemps et lorsque, arrivée en ville, elle a cherché du travail, des emplois qu’elle puisse occuper, elle s’est trouvée un moment écartée de ceux qui exigeaient de parler sans marque particulière. Ca a été pour elle une réelle difficulté car il lui a fallu perdre ce qui restait de son accent rural et de ses tournures malipiennnes, de sa façon de parler non standard pour obtenir un emploi plus stable. Pour sa part, Anton n’a pas vraiment changé ses comportements langagiers et ses attitudes sur la langue, la sienne ou celle des autres ; il a  conservé sa façon de parler et fait presque une fierté de s’exprimer différemment de la plupart des personnes qu’il est amené à rencontrer.

 

Pour sa femme, le véritable tournant langagier est l’usine. Pour être là plus à l’aise, elle a décidé de s’appeler Gabrielle et, à sa façon, de changer d’identité ; elle rencontre d’autres femmes qui parlent dans des situations bien différentes de ce qu’elle a connu jusqu’alors. Cela change sa perception du monde et commence à mettre un nom, des mots sur sa propre histoire personnelle. Avec d’autres femmes, elle organise une association de femmes immigrées de tous continents pour vivifier leur lieu de vie, leur lieu de ville. Elles se réunissent pour parler des enfants, de leur mari, d’elles-mêmes, pour trouver des solutions aux problèmes rencontrés. Quand Anton s’enferme sur la famille, Gabrielle s’ouvre sur la cité, sur les autres qu’elle rencontre et avec lesquels, elle tisse des liens.

 

C’est au cours d’une réunion de l’association que nous plaçons la première rencontre entre l'enquêteur et Gabriella. Les entretiens que nous allons ensuite citer et commenter sont issus de ce moment de la recherche où une personne a accepté de parler d'elle-même[13].Comme les autres femmes de son association, Gabriella a pu être sollicitée pour rendre possible une enquête, pour réunir un ‘corpus’ relevant d'un objet social: l’intégration linguistique et ses difficultés. Nous rendons ici compte d’une partie des entretiens entre l'enquêteur et Gabriella alias Gabrielle.

 

Pour cela, l’entretien pointe plusieurs faits. Ceux-ci ne sont pas exhaustifs de toute réalité langagière mais rendent compte de ce qui peut sans doute expliquer le processus tant individuel que collectif d’intégration ou de non-intégration voire d’exclusion :

 


L’appartenance à une communauté[14] dans une situation de contact de langues parce que discours sur la langue qui domine en France pose le monolinguisme

 

 

Cela revient à répondre à une série de questions. Comment et surtout pourquoi Gabriella est-elle devenue Gabrielle ? Quelles en sont les conséquences ? Mais encore : pourquoi Gabrielle et Anton se trouvent si éloignés l'un de l'autre au terme d’une aventure sociale au demeurant commune ? Nous allons lire et analyser les extraits d’entretiens issus de cette enquête sociolinguistique. Ils ne sont qu’un exemple de l’ensemble des procédures de recueil et de transcriptions, mais ils montrent cependant tous que le questionnement porte en permanence sur le rapport entre langue et société ; que derrière l’individu (choisi par le chercheur selon des paramètres sociaux et linguistiques) et plus largement les personnes interrogées au cours d’une enquête, ce sont les communautés et leurs rapports complexes à la production linguistique que l’on questionne. Enfin, ces entretiens ne sont qu’un exemple car une enquête de ce type ne se limite pas à des dialogues entre enquêteur et enquêté(s)...

2.3 Éléments d'interprétation : les discours donnent du sens

2.3.1      Normes et rites interactionnels.

Reprenons la relation de cet extrait de notre entretien avec Gabrielle. Sans tomber dans la caricature, que l'on vienne d'un autre pays, d'une autre région, simplement d'un autre lieu ou pas, ce qu'elle vit peut arriver. Car s'exprimer n'est pas seulement transmettre le sens des mots. Dans l'interaction avec autrui, ils se retrouvent chargés d'autres aspects: s'exprimer, c'est toujours faire état de sa position sociale, de son identité (en famille, au travail, dans la rue...) de ses rapports à la norme linguistique (ce que l'on pense être la langue exacte, correcte ou 'pure'), de ses rapports à la langue ou aux autres langues voire de sa souffrance ou de son plaisir (les langues minorées ou minoritaires). S'exprimer, c'est se faire évaluer, catégoriser, hiérarchiser et, en cela, c'est forcément le lieu symbolique d'un enjeu social très fort. Qu'arrive-t-il à Gabrielle? Elle est dans la situation de beaucoup de gens, socialement minorés ou qui se sentent tels, qui, en situation de communication interpersonnelle où l’enjeu est fort (ici il s’agit d’obtenir un emploi) éprouvent de réelles difficultés. Non seulement, ils ne maîtrisent pas au mieux la norme de la langue, la variété de prestige qui leur assureraient une évidente reconnaissance sociale de la part de leurs interlocuteurs, mais en plus, ils contrôlent mal les rites interactionnels des différentes situations qu'ils rencontrent. Gabrielle, elle, se trouve incapable de mener l’interaction à son avantage et perçoit son échec dans le jugement d’autrui sur sa compétence de langue et au-delà, sa compétence de communication. Savoir ce qu'il faut dire et comment le dire, dans un entretien d'embauche n'est pas inné; perdre la face pendant ce type d'interaction est pourtant monnaie courante.... En effet, ce que peine à s’approprier Anton sont les normes des rites de présentation de soi, d’atténuation, de minimisation.

Normes et rites interactionnels

 

2.3.2     Norme et insécurité linguistique

Gabrielle change de lieu de vie et de situation sociale : de femme d’agriculteur bien insérée dans la vie sociale du village, elle devient presque anonyme dans ses relations aux autres. Il lui faut assumer sa propre perception d’une altérité insécure.

 

Mais plus que cela, elle doit s'adapter à une nouvelle situation langagière. La France fonctionne sur le modèle d'une unité linguistique absolue. La langue commune est -et doit être- le français et plus encore le français standard. Cela impose -sans que cela soit nécessairement la pratique langagière réelle- l'impossibilité de parler, d'entendre, d'utiliser une autre langue voire une variété différente de ce standard; la stigmatisation de personnes, de groupes ou de communautés va reposer en partie sur l'écart mesuré par les locuteurs de la langue entre la norme telle qu'elle est perçue et dite, et l'usage effectif de la forme linguistique sensée être partagée par tous. Cela place Gabrielle en situation d'insécurité linguistique dans la mesure où elle parle une forme jugée illégitime de français et la met nécessairement en difficulté comme toute les personnes dans son cas: elle est certes francophone mais peine véritablement à mettre en œuvre les normes valorisantes.

 

Dans les situations où co-existent deux formes linguistiques, les locuteurs de la forme minorée rejettent parfois leur propre pratique au nom des arguments normatifs portés par l’usage de la langue dominante. Gabrielle peut connaître une langue régionale -dont la stigmatisation sociale fait un patois- mais la dénigre face à un enquêteur extérieur qui commence par l’interroger sur sa pratique de la langue française. Anton reprend à son compte la stigmatisation en renforçant le stéréotype : il dévalorise lui-même sa propre façon de parler.

Norme et insécurité linguistique

 

2.3.3     Norme et variations linguistiques

Gabrielle perçoit que ses collègues de travail disent des mots parfois étonnants et d’autres pas toujours de la même façon voire différemment d’elle. De même, les jeunes ont parfois des expressions qui lui sont complètement incompréhensibles. C'est troublant de constater que la façon de parler, que chacun peut appeler sa langue voire sa norme, n'est pas toujours et partout tout à fait la même. Il n’y a pas un français – sinon peut-être un français écrit particulièrement réglé par des normes prescriptives – mais des variétés de français qui co-existent dans l’espace francophone. En fait, les langues varient dans le temps parce que la société change et que les besoins langagiers doivent suivre ; elles varient suivant les lieux et cette variation est tout à fait perceptible en France (campagne versus ville/ Nord versus Sud, etc.) ; et elles varient selon les groupes sociaux parce qu’on n'utilise pas la langue à l’identique selon le milieu social. Face au purisme linguistique qui consiste à faire croire à tort que rien ne change pour la langue française depuis l’âge classique, la seule observation des usages les plus normés montre le changement autant dans la prononciation, le vocabulaire ou la grammaire.

 

Ce que Gabrielle constate est la diversité de l’oral, de la langue orale, des langues orales qui contribue à la représentation que chaque locuteur a de sa langue : chacun pense que sa façon de parler est partagée par le plus grand nombre voire l’ensemble de la communauté, s’il croit pareillement s’exprimer de la manière la plus normée qu’il soit. Les enfants de Gabrielle peuvent se dire et se croire légitimement monolingues (même si bien sûr ils n'utilisent pas nécessairement ce mot) parce qu'ils ne parlent vraiment qu'une seule langue; mais en fait, ils parlent plusieurs formes d'un même ensemble de règles linguistiques, chacune d'elle ayant une fonction sociale et un espace d’usage spécifique. Ce qu’ils partagent avec la communauté francophone est l’apprentissage sinon la maîtrise de la norme écrite de la langue.

Norme et variations linguistiques

 

2.3.4     Changement linguistique et attitudes

Cela est attesté : concrètement une langue change[15],entre autres, parce que les variables linguistiques (des façons différentes de dire la même chose) ont une signification sociale: lorsque Gabrielle s'exprime, elle montre son origine sociale, sa localisation et aussi son âge, car les variations sont corrélées aux groupes sociaux, aux lieux et aux classes d'âge. Anton, dans son refus à risquer une interaction difficile, fait montre d’une faible compétence sociale de communication. Mais en même temps, par le discours que Gabrielle tient sur la langue et les langues (on parle du jugement épilinguistique), par les comportements et attitudes qu’elle adopte, elle concourt à la dynamique du changement en inscrivant des normes dans la dynamique du changement linguistique ; lorsqu’elle reprend ses propres enfants, lorsqu’elle juge son mari sur ce qu’elle perçoit comme un handicap, elle se fait l’écho d’une attitude prescriptive de la langue. Mais lorsqu’elle reprend à son compte une forme incorrecte (par exemple dans l’extrait, l’emploi intransitif du verbe assurer) selon la norme prescriptive mais devenue correcte selon la norme d’usage -norme que Gabrielle confond alors avec la première- elle inscrit le changement dans la langue.

 

Ainsi, c'est parce que l'on croit qu'une certaine façon de parler est valorisante que l'on va tenter de s'en rapprocher, quitte à forcer le trait, à faire de l'hypercorrection (les liaisons mal venues, les conjugaisons erronées sont là pour le montrer, les constructions verbales également). Ces formes hypercorrigées, finalement sur-normées et dès lors fautives, vont être stigmatisées par les locuteurs de la forme prestigieuse imitée. Hypercorrection et insécurité linguistique vont de pair : le sentiment linguistique de l’écart entre une façon de parler ordinaire et une autre sur-valorisée accentue la prise de conscience d’une norme et les comportements normatifs tant pour soi-même que pour autrui.

Changement linguistique et attitudes

 

2.3.5     Bilinguisme, stratégies identitaires et mobilité

Gabrielle se perçoit comme bilingue parce qu'elle connaît et pratique deux langues même si cela s’effectue dans des contextes situationnels très différents. Cela l’a amené et l'amène encore parfois à mélanger les deux codes, ou à alterner suivant ce qu'elle souhaite dire ou faire comprendre. En interaction, en français, avec son mari, il lui arrive ainsi d'utiliser sa langue maternelle pour montrer une connivence, la vérité d'une affirmation ou sa colère. L’individu peut effectivement faire montre de son appartenance à une communauté par ce jeu langagier, mais aussi de son insécurité linguistique. En fait, le bilinguisme non conflictuel est le fait d’individus pour lesquels la maîtrise des usages n’est pas un enjeu social majeur. Pour les minorités sociales, le bilinguisme pose de réels problèmes identitaires : les stratégies discursives mises en œuvre montrent bien la dimension conflictuelle, tant individuelle que collective, de la maîtrise de deux langues statutairement différentes, autrement légitimes voire absentes des communications de masse.

 

Que Gabrielle ait décidé de ne plus s’appeler Gabriella est à mettre au compte de ces tensions sociales. Les stéréotypes associés à un nom à consonnance étrangère ou perçue comme telle, l’ont amenée à revoir son identité. C’est une véritable aliénation linguistique : les jugements portés, véhiculés sur la langue d’autrui, sa façon de parler, l’ont finalement contrainte à abandonner une partie de son identité sociale en rejetant une dénomination qu’elle a fini par percevoir tout aussi négativement. Gabriella faisait des ménages et n’osait pas parler à ses patrons, Gabrielle a un emploi dans une usine et assume autant ses origines que sa propre condition. Il n’est d’ailleurs pas dit que cette quête identitaire ne se transmette pas à ses enfants : ceux-là peuvent appeler leur propre fille d’un nom malipien.

 

La mobilité sociale de Gabrielle passe par une mobilité linguistique : elle quitte une identité mais en même temps une façon de parler voire une langue. Anton n’est pas dans ce processus de changement : à son ‘immobilité’ sociale, il répond par un projet de mobilité spatiale bien illusoire...

Bilinguisme, stratégies identitaires et mobilité

 

2.3.6     Communauté (socio)linguistique et contact de langues

Gabrielle se désigne elle-même comme française et fait ainsi montre de l’identité sociale qu’elle propose aux regards des autres. En effet, les désignations propres, ou venant d’autrui sont partie prenante de l’évaluation sociale, de la façon dont on catégorise, dont on hiérarchise les individus et les communautés. L’auto ou l’hétéro désignation constituent de véritables enjeux identitaires : dire ce que l’on est se heurte aussi parfois à la façon dont les autres nous nomment. Gabrielle dit qu’elle parle français et donc qu’elle est française. De cette façon elle se constitue comme membre d’une communauté linguistique. Par son activité associative et les pratiques langagières qu’elle y développe, elle appartient à une autre communauté. Il faut comprendre qu’une même personne peut appartenir à des ensembles communautaires différents voire contradictoires. En fait, c’est parce que l’on partage les mêmes normes linguistiques et attitudes sociales envers la langue, parce que l’on tient un discours, que l’on suit un comportement langagier qui semble identique entre individus et groupes proches que l’on appartient à la même communauté.

 

Contrairement à Gabrielle, Anton continue de mal vivre sa bilingualité : entre autres, il conçoit comme une défaillance de ne pas trouver le mot français dans une conversation. Pourtant, à l’instar du microcosme cosmopolite qu’est l’association de sa femme, la société, dans laquelle il vit,  est aussi plurilingue : en situation de communication entre locuteurs ou de langues différentes (interlinguistique) ou d’une même langue (intralinguistique, les solutions langagières existent d’elles-mêmes).

 

Généralement, toutes les langues légitimes ou non, sont en contact et alors les interférences (dans la tournure des phrases, dans la prononciation des mots,...) et les emprunts (surtout lexicaux) sont fréquents ; ils sont finalement la règle parce qu’une langue, un dialecte en proximité d’autre(s) de quelque façon que ce soit, vont donner et recevoir : il est notoire que bon nombre de mots français proviennent de langues très diverses rencontrées au hasard de l’histoire des peuples et de même des dialectes que la langue de l’État a progressivement évincé. De la même façon, le français fourni des mots à d’autres langues et, entre autres, à l’anglais... Dans d'autres situations, ces contacts peuvent aboutir à d'autres choix déterminés par les situations sociologiques spécifiques: une langue peut  émerger et l'on pense que les créoles sont issus d'un tel rapprochement. Ailleurs, c’est une variété linguistique qui peut naître ; le parler des jeunes des banlieues emprunte aux langues des communautés présentes : il est -par rapport au français- une interlangue utilisant des mots arabes, tziganes, berbères, africains, asiatiques et créoles.

 

Une langue déjà présente sur le territoire peut devenir, dans une communauté plurilingue et pour les situations de contacts, commune à des groupes de locuteurs qui ne l'ont pas pour langue première: le wolof est ainsi langue véhiculaire au Sénégal. Pour ce même usage véhiculaire, on trouve aussi des langues composites qui empruntent aux différentes langues utilisées localement. De la même façon, la langue utilisée sur un marché de ville, mais où le multilinguisme prévaut, n'est pas nécessairement la langue maternelle des vendeurs, voire des acheteurs mais est celle qui semble la plus efficace socialement: le français est la langue de transaction d'un marché d'une agglomération urbaines quand bien même tous les protagonistes des transactions possèdent un autre système linguistique. On peut cependant envisager une communauté plurilingue, marier la singularité à la pluralité. En effet, l’appartenance à une même communauté implique des locuteurs de mêmes normes linguistiques, un ensemble commun d’attitudes sociales envers la langue et les langues mais pas nécessairement ou exactement le partage d’une langue de plusieurs langues ou de variétés de langue.

 

Parler de pureté linguistique et appliquer le protectionnisme à la langue, c'est nier la variation sous toutes ses formes d’une part, et d’autre part, le changement nécessaire et vital à la survie d’une langue. Le discours puriste a pour effet, en France, parmi d’autres choses bien sûr, de minorer les langues autres que le français voire les registres de langue et au final les communautés ou groupes sociaux qui les utilisent.

Communauté (socio)linguistique et contact de langues

 

2.3.7     Apprentissage de la langue et socialisation langagière

Que Gabrielle n'ait pas voulu apprendre, transmettre la langue de ses parents à ses enfants n'est guère surprenant eu égard aux difficultés qu’elle-même a eues. Il est certain que la socialisation des enfants passe aussi par le langage: pour des enfants de migrants donc immergés dans un milieu bilingue, ne parler que la langue de leur parents sans s'attacher à la langue du pays d'accueil, qui devient alors le leur, est risqué l'échec notamment scolaire. Qu'il s'agisse des individus (on parlera alors de bilingualité) ou des communautés (on parlera alors de bilinguisme), l'apprentissage d'une langue seconde dans le cas où la langue maternelle est dévalorisée pose de réelles difficultés, autant à l'institution scolaire alors en conflit avec la réalité sociale, qu'aux intéressés eux-mêmes. D'abord c'est le conflit entre le plurilinguisme évident de la société française réelle et le fait que l'école s'adresse, dans ses pratiques, à des francophones. C'est ensuite le conflit identitaire entre les valeurs que véhicule la langue française et celle amenée avec la langue maternelle: l'enfant peut se retrouver en décalage fort avec la réalité familiale et devoir (sans nécessairement pouvoir) choisir sa culture. L'intégration linguistique qu'apporte l'école devient alors acculturation, et ça n'est pas sans frictions. Il faut noter que Anton se heurte de front à ce problème : en difficulté d’insertion sociale, il tente de trouver un refuge bien mince, une identité sociale, dans la langue de ses propres parents.

 

Gabrielle peut croire que ses petits-enfants auront moins de difficultés à l'école et surtout pour apprendre la langue française, car elle sera alors celle de leurs parents, francophones natifs. Rien n'est pourtant joué. L'origine sociale des enfants n'est pas nécessairement prise en compte dans les pratiques professionnelles des enseignants qui peuvent reproduire à leur insu le processus de stigmatisation sous prétexte d'écart à la norme (de la langue, des rituels de communication, d'attitude). Le décalage fort entre les pratiques orales des enfants -issues des pratiques langagières quotidiennes perçues et vécues- et la pratique scolaire de langue exclut nombre d'enfants de la réussite. Il suffit de penser aux difficultés des jeunes des cités -pourtant inventifs et ingénieux d’un point de vue linguistique- face à l’écrit scolaire : ils sont en cela très proches des enfants de zones rurales locuteurs partiels de dialectes régionaux par ailleurs adossés à des dialectes sociaux. La variété de langue parlée en dehors de la classe n’est ni celle que l’on doit parler et comprendre dans la classe ni (et peut-être moins encore) celle que l’on doit savoir écrire.

 

Les bizarreries de l'orthographe française et la fonction quasi identitaire qu'elles ont fini par lui construire, le quasi-hiatus qui existe entre la langue écrite et la langue orale font de l'apprentissage et de la maîtrise de la langue un obstacle infranchissable pour certains enfants et par la suite pour d’autres adultes. Pourtant socialisés par leurs pratiques ordinaires, ils peuvent se retrouver placés dans une situation (perçue par eux ou construite par le corps social) de quasi-handicap linguistique voire d’exclusion.

Apprentissage de la langue et socialisation langagière

 

2.3.8     Pratiques langagières et politique linguistique

Gabrielle reprend ses enfants au nom d’une norme langagière qu’elle juge nécessaire à la réussite sociale ou au moins scolaire. Elle intervient ainsi sur leurs pratiques et concourt à construire leur propre sentiment normatif. Cette norme, ils la reçoivent aussi des médias, parfois en contradiction avec celle que tente d’imposer l’institution scolaire. Anton semble plus tolérant quant à l’usage linguistique de ses enfants mais ne fait que proposer un autre modèle d’usage posant que l’important c’est l’intercompréhension presque ‘naturelle’ entre les personnes de même langue. Ce qu’ils font, à leur niveau avec leurs enfants, ressort de ce que les spécialistes nomment la glottopolitique. Ils tentent, et ils agissent pour cela, de gérer le langage parce en est perçu la dimension et les critères sociaux d’utilisation. Plus généralement, ces actions, ces pratiques vont d’actes minuscules tels les reprises de Gabrielle par rapport à des fautes perçues, à des interventions plus importantes, comme le droit à prendre la parole, à l’écriture (qui n’est jamais donné ‘naturellement’ mais toujours régulé), voire la promotion, l’interdiction, le changement de statut d’une langue. Concrètement une société ne dit pas seulement quelle langue il faut parler, enseigner,.. mais aussi qui peut utiliser quel niveau de langue, ou quelle langue ou pour verbaliser quoi. Qu’il s’agisse de forcer ou de laisser faire le résultat peut être sensiblement le même : la norme (en tant qu’ensemble de pratiques normatives sur le langage et la langue) qui s’impose est celle des groupes culturellement hégémoniques.

 

Gabrielle vit dans un pays, la France, qui clame haut et fort, et sans craindre le paradoxe, un monolinguisme, produit d’une politique linguistique d’abord très coercitive et dirigiste sous la Révolution puis très ‘libéraliste’ et peu interventionniste. D’un côté, un État impose parfois par la force une langue, il légifère durement, de l’autre, il refuse de gérer le langage -ou le fait peu, de manière anecdotique et tapageuse- et cela peut mener à l’étouffement des langues minorées, au renforcement du compartimentement social fondé sur les différences langagières. Ainsi, en France, parler français semble le fait le plus évident qui soit et il y a une seule communauté de langue, celle des francophones de France. C’est du moins ce que peut dire et croire un locuteur, monolingue ou non, qui juge de la nécessaire véhicularité de la langue française telle qu’il la pratique. En fait, si l'État français est monolingue, le pays est plurilingue : en raisonnant sur les divers systèmes linguistiques en présence, vingt-cinq communautés se partagent le paysage linguistique. Ce sont non seulement les langues dites régionales ou encore de France qui ont obtenu un statut légal (le corse, le breton, le basque, l’alsacien...), mais aussi celles d'autres communautés issues des migrations diverses.

 

Si l’on raisonne sur l’espace linguistique, le territoire, il faut y ajouter les français régionaux, avatars du français standard dans bien des cas dans la conscience collective des locuteurs. C’est l’un des effets les plus perceptibles de la politique linguistique de l’État français : le passage du dialecte local à un dialecte francisé puis à un français dialectal puis à un français régional. La situation peut sembler réglée en France et ailleurs dans d’autres pays, mais les langues sont sans cesse en compétition voire en conflit car, derrière leur utilisation, leur dénomination, leur catégorisation, leur diffusion, leur reconnaissance, c'est toujours la lutte pour une hégémonie sociale qui se joue.

Pratiques langagières et politique linguistique

 

2.3.9     Identité linguistique et territoire urbain

La ville unifie les pratiques linguistiques : elle tend à produire de l’unique, là où le multilinguisme est roi. Mais, que ses habitants proviennent d’un espace rural, d’un autre pays, ou plus largement d’un autre lieu, ils se trouvent pris dans un processus complexe qui, d’une part, tend à créer une variété unique de langue, un parler urbain spécifique véhiculaire (parfois assimilé au standard national quand ce n’est qu’une forme régionale normée), et d’autre part, à faire naître des discours identitaires distinguant certes la ville des autres espaces urbains, mais, en interne même, à marquer des lieux, voire à les hiérarchiser en fonction des façons de parler perçues ou vécues par les habitants. Paradoxalement, la ville, en tant que matrice discursive, produit de multiples variétés qui ne sont pas nécessairement perçues comme telles (sauf peut-être les parlers dits jeunes, nouvelles formes des parlers populaires) parce qu’elle renvoie à une réalité moins positive : le confinement linguistique.

 

Gabrielle refuse de changer de quartier pour un autre : sa perception et sa représentation des variations sociales de la langue, des différentes façons de parler dans sa ville, lui font exclure un lieu, lui font au moins le stigmatiser, lui attribuer toutes les tares possibles. Il ne lui est pas possible de marquer sa mobilité sociale sans y associer un territoire urbain valorisant mais sans marquer en retour un autre lieu dévalorisant. En fait, dire la ville par ses parlers, c’est dire l’espace social qu’elle constitue et les tensions identitaires qu’elle rassemble.

Identité linguistique et territoire urbain

 

2.3.10     La mémoire sociolinguistique et le marquage signalétique

S’approprier un nouvel espace, le rendre légitime, c’est d’abord au moins construire un espace de référence pour ses propres pratiques tant sociales que langagières. C’est ainsi que Gabriella et son mari ont constitué un espace leur permettant d’interagir en conformité avec leurs normes. Il est à noter que cet espace n’est pas nécessairement perçu par ceux qui géographiquement peuvent y passer : l’enjeu est là, une ville est une multiplicité d’espaces langagiers imperceptibles pour les uns parce qu’ils ne sont pas de l’espace de ces autres. Partant, il faut marquer ces espaces de légitimité par des pratiques spécifiques, par des inscriptions signalétiques qui leur donnent sens.

 

Cette mise en mots différenciée de l’espace urbain permet de comprendre que ce sont les usages discursifs de la ville qui la constituent au premier chef.

La mémoire sociolinguistique et le marquage signalétique

 

 

Notes :
[9]

Une démarche prescriptive renvoie au souci de fixer et de conserver une langue pure, écrite, souci qui s'ajoute à celui de légiférer et d'imposer les règles de cette langue considérée par les locuteurs de la forme normée socialement –i.e. en discours – comme parfaite.

[10]

La fiction que nous vous proposons autour d’une histoire d’un couple d’immigrés (qui pourraient être ruraux, extra-nationaux…) arrivant en ville est évidemment transposable dans d’autres situations socio-langagières et n’est exemplaire que dans le cadre de ce module. La fiction est construite autour d’un principe simulant une enquête par entretien. Attention, les extraits qui vous sont proposés sont eux aussi fictifs mais tout à fait réalistes car inspirés de corpus existant : une telle somme de propos tenus par une même personne n’est pas – elle – plausible et la clause d’anonymat nécessaire à de tels entretiens se trouve ainsi tout à fait respectée.

[11]

Les descriptions formelles ne sont pas ici exposées. Nous renvoyons à la Bibliographie Sociolinguistique Francophone pour des références.

[12]

Attention  : Gabrielle (ou Gabriella), Anton et les autres, le malipien (comme glossonyme – nom donné à une langue ou une variété) sont nécessairement des entités vides et ne font référence ni à quiconque ni à quelque langue que ce soit.

[13]

Nous redisons que les protagonistes des entretiens sont bien évidemment fictifs de même que les propos tenus; cependant l'ensemble s'inspire très largement d'extraits de corpus réels sur des enquêtes analogues.

[14]

Il s’agit ici de « communauté (socio)linguistique » ; une communauté (socio)linguistique est caractérisée par a) au moins une variété de langue commune à ses membres, b) des normes liées à un usage considéré comme correct, une communication intensive entre eux, c) des répertoires verbaux liés à des rôles sociaux et unifiés par des normes comportementales et d) une intégration symbolique à l’intérieur du groupe social ou du sous-groupe social. (d’après De Hérédia C., 1994).

[15]

Un abus de langage (y compris chez certains sociolinguistes d’ailleurs) fait dire que les langues « évoluent ». L’usage de ce terme renvoie à ce que dénonce la sociolinguistique : la réification de la langue, le fait de la considérer comme une structure immanente, et pour le cas, comme une sorte d’organisme vivant obéissant à ses propres lois d’évolution. Dire que les langues évoluent peut en effet signifier aussi qu’elles pourraient vieillir, dégénérer, mourir… Toutes ces expressions font partie du discours social mais seulement de cela. Une langue ne naît ni ne meurt, elle change, entre autres parce que ce sont d’abord les locuteurs et les locutrices qui sont la langue et qui activent les processus de reconnaissance-naissance. (Marcellesi, 1986 et 2003).

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