Référence pour citer ce module :
BULOT, T., 2011, "Objet, terrains et méthodes de la sociolinguistique", dans BULOT, T., BLANCHET, P., 2011, Dynamiques de la langue française au 21ième siècle : une introduction à la sociolinguistique, www.sociolinguistique.fr, consulté le 23/11/2024
Télécharger la retranscription (pdf)
1.1 Un (très) vaste territoire
Nous reprenons ce titre à Henri Boyer (1991) qui énonçait ainsi le caractère multipolaire de la sociolinguistique. Il expliquait ainsi que la discipline appréhende au-delà des diverses approches et tendances qui la constituent actuellement, l’ensemble de l’activité langagière : la ou les langues corrélée(s) à/aux société(s), les liens entre le/les discours et le/les textes, les rapports complexes entre le sujet (en tant que personne, en tant que sujet parlant) et les pratiques de communication, enfin (et cela n’est pas une liste exhaustive eu égard aux développements constants de la discipline) les réciprocités quasi-dialectiques entre la part discursive des représentations (sociales entre autres) et la part d’efficacité qu’ont les discours représentant le réel (du point de vue du locuteur) à structurer les pratiques socio-langagières. Le schéma que propose Henri Boyer montre que le sociolinguiste peut pointer sur tel ou tel pôle de cette activité ou encore choisir de les mettre en relation. Entre territoire (les objets sociaux de la recherche intuitivement reconnus comme problématiques par les membres d’une société) et terrain (où se concrétise l’objet d’enquête nous y reviendrons), le sociolinguiste répond aux questions adressées à sa discipline par une intelligibilité sociale donnée au(x) phénomène(s) langagiers. Par une information langagière diffusée aussi largement que possible, nous contribuons à la réflexion critique de l’usage et de la norme non pas nécessairement pour agir sur les comportements, mais pour éviter que la gestion (ici ce mot n’est pas galvaudé) langagière ne fasse cas que du seul bon sens, dont on sait les errements.
Ainsi, dans le module 1 (pour la part concernant la fiction pédagogique), nous avons par exemple choisi (pour le cas de Gabrielle) de relier langue / pratiques de communication et communauté(s) sociale(s) pour faire état du processus socio-langagier d’intégration d’une femme dans la ville moderne, pour faire état de la part langagière de la socialisation et pour rendre compte de la variation linguistique, de l’imaginaire des langues, des situations de plurilinguisme, des faits de politiques linguistiques et d’une part des rituels de communication[1]. Nous pensons avoir fait montre de la diversité des situations linguistiques et de l’incontournable pression du social sur le langage : ce que l’on dit, ce que l’on fait dire, ce que l’on dit faire est pondéré de social et inversement contribue à le construire.
Dans ces écrits antérieurs à ceux de Henri Boyer, Jean-Baptiste Marcellesi (2003 – 1980) rappelle les propos de Michael Halliday établissant 15 secteurs dans la sociolinguistique :
« Aussi comprend-on que Halliday ait pu définir au XIe congrès des linguistes (1972) 15 secteurs dans la sociolinguistique : 1) macrosociologie du langage et démographie linguistique ; 2) diglossie, multilinguisme, multidialectalisme ; 3) planification, développement et standardisation linguistiques ; 4) phénomènes de pidginisation et de créolisation ; 5) dialectologie sociale et description des variétés non standard ; 6) sociolinguistique et éducation ; 7) ethnographie de la parole ; 8) registres et répertoires verbaux, passage d'un code à l'autre ; 9) facteurs sociaux du changement phonologique et grammatical ; 10) langage, socialisation et transmission culturelle ; 11) approches sociolinguistiques du développement linguistique de l'enfant ; 12) théories fonctionnelles du système linguistique ; 13) relativité linguistique; 14) linguistique ethnométhodologique ; 15) théorie du texte. »
L’on comprend alors que le champ de la sociolinguistique n’est contraint que par la diversité des usages langagiers que le chercheur et la société vont concevoir comme prégnants, comme susceptibles d’éclairer les fonctionnements sociaux, comme permettant de saisir la dialectique complexe des faits langagiers.
1.2 Le thème de la sociolinguistique : une mission sociale ?
Quelles que soient les divergences et approches en sociolinguistique qui peuvent être nombreuses – car à l’instar des autres disciplines, la sociolinguistique demeure en discussion, propose de nouveaux concepts, investit de nouveaux terrains… sans pour autant que ceux-ci remplacent nécessairement les précédents, le thème unificateur de la discipline est de considérer le langage comme une activité, socialement localisée, et dont l ‘étude se mène sur le terrain (Bachmann C., Lindenfeld C., Simonin J., 1991). Pour brièvement évoquer le terme « langage », rappelons que le terme englobe ainsi la totalité des pratiques discursives, des productions. De ce fait, la distinction entre « linguistique » et « langagier » ne vaut plus que pour désigner respectivement ce qui renvoie à la matérialité des énoncés et à leur fonctionnement structurel d’une part et, d’autre part, la prise en compte des usages effectifs de cette matérialité par les locuteurs.
Revenons à présent sur chacun des termes de ce nouveau niveau de définition de la sociolinguistique.
Le terme même d’« activité » est essentiel, puisqu’il permet de poser que toute pratique en relevant implique d’être considérée comme un processus, une forme concomitante et corrélée aux interactions sociales. Le langage qui intéresse la sociolinguistique est nécessairement cela : une activité humaine, produit des interactions et vecteur de ces mêmes interactions. Il est ce par quoi les sociétés et, les individus qui les composent, construisent le lien social, les identités.
Le fait qu’il soit dit « socialement localisé » rend effectivement compte de cette complexité. Il ne s’agit en effet pas d’essentialiser le langage comme s’il ne renvoyait qu’à une seule acception (un peu comme la position des linguistes semble l’affirmer) : l’objet de recherche du sociolinguiste est l’ensemble des manifestations (ou observables) langagières situées (c’est à dire mise en œuvre) dans un contexte social, interactionnel, historique, conversationnel donné qui rend ainsi compte des rapports sociaux entre groupes et individus, et, de fait, des processus de transformations et/ou reproductions des dits rapports.
Le terme « terrain » est plus complexe encore. Faire du terrain (en d’autres termes travailler sur de la matière linguistique socialement perçue comme authentique et authentifiable) ne prémunit pas le sociolinguiste d’erreurs d’appréciations[2]. Autrement dit, une approche sociolinguistique n’est pas meilleure parce qu’elle fait du terrain car prétendre que l’objectivation même bienveillante des faits langagiers doit mener à être en mesure de tout expliquer relève surtout d’une posture. Concrètement, faire du terrain n’a de sens dans la définition que si cela s’accompagne de la conscience d’une nécessaire et incontournable distanciation avec l’observé. Pour apprécier en effet, la distance entre les discours et les pratiques[3], il convient à la fois de déconstruire puis de reconstruire les données discursives recueillies pour produire son propre discours, sa propre distanciation sociale quant à l’objet de recherche. Il importe aussi d’avoir – sans que cela soit forcément simultané – une pratique d’immersion, d’appropriation du terrain pour mesurer la pertinence entre son propre discours et sa propre pratique sociale. Dans une enquête sociolinguistique (qu’elle relève ou non du champ stricto sensu), le chercheur est acteur pour partie – c’est ce qu’il convient de mesurer– de ce qu’il observe et c’est pourquoi il doit sans cesse alimenter une réflexion critique sur sa propre activité de recherche. Sur ce dernier point, nous faisons là écho aux propos de Robert Lafont (1984) lorsqu’il énonce l’inconfort de la position du sociolinguiste mais plus largement encore à ceux de Pierre Bourdieu (1982) concernant l’inconfort et la complexité de la situation du chercheur en sciences sociales : entre observateur et producteur des croyances, le statut que l’on s’accorde nécessite un jeu de précautions permanent voire, à défaut, une analyse systématique et constante de ses propres représentations sur l’objet de recherche.
Ainsi et enfin, par l’emploi du terme terrain, on signifie que l’activité du sociolinguiste est essentiellement un travail d’enquête (dépassant le clivage écrit oral) auprès des usagers de la langue : comme d’autres sciences sociales, il les interroge, il les écoute, il les observe en ayant l’usage langagier comme perspective centrale. Cette dernière et nécessaire remarque sur le terrain n’est pourtant pas suffisante car pourrait laisser croire que faire de la sociolinguistique est d’abord et surtout faire de la description des pratiques. Pour être complet, il faut ajouter à la phase descriptive (indispensable) un élément essentiel de la phase interprétative des données/observables recueillis : l’engagement du chercheur (du sociolinguiste) et, de fait, sa posture relevant de la militance scientifique à mettre en lien avec le dernier niveau définitoire de la sociolinguistique, à savoir son utilité sociale et, partant, le rapport entre activité des chercheurs engagés dans ces recherches et la société.
Joshua Fishman a posé que la sociolinguistique avait pour fin d’aider les acteurs sociaux de tous ordres (les institutions, les politiques, les communautés,…) à résoudre les problèmes sociaux dans lesquels le langage est impliqué (Fishman, 1971). Si l’on admet que perdurent des problèmes sociaux où le langage est impliqué (peut-il en être autrement ?), cette définition programmatique reste d’actualité. Plus encore, on est typiquement là sur une définition qui relève d’une science sociale : le chercheure, la chercheure est effectivement l’un des acteurs de l’action sociale. Si ce propos peut paraître excessif, il n’en reste pas moins que constater des problèmes sociaux (via leur dimension langagière) demeure nécessaire (puisqu’il s’agit de mettre en place des connaissances) mais serait notoirement insuffisant d’un point de vue sociolinguistique. En effet, sans renoncer à ce qui fait l’un des fondements de la recherche académique, il n’est pas satisfaisant de produire des connaissances sans les accompagner, et sans doute plus encore de penser que les chercheurs peuvent les produire sans que le terrain (les « gens ») ne contribue à les co-construire (Felder, 2007). Nous y reviendrons.
En fait, le questionnement fondamental adressé à la discipline – la demande sociale – est, simple de mots mais lourd d’attente : quelles réponses – c’est à dire non seulement théoriques mais aussi pratiques et méthodologiques – la sociolinguistique et les sociolinguistes peuvent apporter face à l’exclusion des minorités sociales ?[4] Il s’agit ici d’énoncer la mission sociale de la sociolinguistique.
Le rapport à la demande sociale est complexe et mériterait de s’y arrêter. Rappelons simplement que ça n’est pas parce que le chercheur identifie un objet social pour lui pertinent que cet objet constitue une réponse à une demande sociale (nous renvoyons à ce sujet aux réflexions de René Benjamin (1995) qui, quoique anciennes, demeurent actuelles). En tout cas, tous les sociolinguistes ne répondent pas à une demande sociale (il s’agit parfois d’une commande) quand bien même ils le pensent. Pour dire les choses peut-être plus simplement, il s’agit là d’avoir une réflexion sur le statut même du chercheur : est-il seulement un chercheur et dans ce cas, il est au service (qu’il le veuille ou non) de l’institution qui lui permet d’exercer y compris son droit de critique, ou également un intellectuel, et dans ce cas, il doit penser aux effets de ses travaux, à les accompagner, à leur donner du sens hors du monde universitaire.
Reste que la définition de Christian Bachmann et de Jacky Simonin (1993) est ce qui – théoriquement – structure l’activité du sociolinguiste et détermine ses actions.
La sociolinguistique travaille (en tant que science sociale) sur l’exclusion des minorités sociales toutes les fois que le langage est impliqué. C’est dire que d’autres travaux ne faisant que constater les faits de variations langagières ne relèvent plus d’une sociolinguistique « science sociale » mais seulement d’une approche – certes raisonnable – des langues essentiellement descriptive. Travailler à la lutte contre ladite exclusion relève bien du champ social et donne corps à la discipline (sans quoi elle n’est qu’une branche annexe de la linguistique)
Premier élément de réponse (presque convenu), une théorisation. Il importe en effet de développer des discours théoriques (qui sont faits pour être publics et publiés, c’est-à-dire pour participer aux débats et dans l’espace public et dans l’espace scientifique), des modèles, des concepts qui rendent ainsi comptent des différents niveaux d’intelligibilités. Ne serait-ce que pour assurer le corps social qu’il ne peut pas y avoir un seul regard sur les observables.
Deuxième élément de réponse, pratiques. Le chercheur a effectivement à proposer des outils, à les concevoir non seulement comme pouvant permettre légitimement à d’autres chercheurs de s’en emparer, mais encore comme devant rendre possibles un usage effectif par les différents acteurs de l’intervention.
Troisième élément de réponse, méthodologiques. Ce point est essentiel dans la démarche sociolinguistique, puisqu’il s’agit de rendre possible l’appropriation et des outils et des concepts théoriques par évidemment les acteurs mais aussi par toute personne, collectif qui souhaite pourvoir agir contre la minoration.
Il est clair que tous les travaux de recherche en sociolinguistique ne parviennent pas à répondre à ces trois niveaux ; cela pour des raisons fort diverses qui renvoient tout autant à des contraintes extérieures à la recherche qu’à des freins et des réticences à proposer des outils. Pourtant, la tendance actuelle – à l’instar d’autres disciplines, par exemple la géographie sociale – vise à faire de la sociolinguistique une science de la cité, une science qui est proche des préoccupations immédiates des sociétés qu’elle étudie. On est là dans une propension à l’intervention sociolinguistique[5].
[1]
A ce qui peut correspondre à cette définition (Boyer H., 1996 (Dir.) du territoire disciplinaire actuel, nous devons ajouter l’analyse des discours sociopolitiques (politiques certes, mais aussi syndicaux par exemple), des discours et pratiques socio-didactiques et des discours socio-topologiques (approche développée en sociolinguistique urbaine notamment).
[2]Cela rejoint les propos de Michel Marié (1996 : 31-44).
[3]La composante médiatrice du langage la pose comme nécessaire et quasi fonctionnelle : au risque d’un propos trivial, il faut avoir sans cesse à l’esprit que ce qui est dit n’est que ce qui est dit.
[4]C’est la question posée entre autres par Bachmann C. et Simonin J., (1993).
[5]Les formations bac+4 (master) en France vont de plus en plus en ce sens. Tout en préservant la nécessaire part de la recherche et des apprentissages théorico-méthodologiques, les cursus vont dans une direction où se pensent aussi des métiers.