Référence pour citer ce module :
BULOT, T., 2011, "Variations et normes d'une langue", dans BULOT, T., BLANCHET, P., 2011, Dynamiques de la langue française au 21ième siècle : une introduction à la sociolinguistique, www.sociolinguistique.fr, consulté le 21/11/2024
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La notion de variation est au cœur de la problématisation sociolinguistique; en quelque sorte, elle en est le point de départ avec notamment les travaux de William Labov montrant que, même si l'on savait déjà que les pratiques linguistiques n'étaient pas unanimement partagées, il y avait – et il y a toujours – des corrélations entre le changement linguistique et l'appartenance des locuteurs à tel ou tel groupe social. Autrement dit, la notion est devenue concept dès lors que ce dernier va servir de point de départ à une réflexion épistémique posant les langues non seulement comme des faits d'abord sociaux (en tout cas autres que seulement linguistiques) mais encore comme des faits non-systématiques, hétérogènes et plurinormés. Indépendamment des courants sociolinguistiques (la première sociolinguistique francophone sera surtout d'inspiration labovienne et sera dite « variationniste » et se préoccupera, ainsi que ses épigones, essentiellement des faits phonologiques corrélés aux faits sociaux), envisager aujourd'hui de parler de variation fait sens de la prise en compte des multiples réalisations langagières dans un groupe social, une classe sociale de locuteurs et de locutrices réputés (en auto ou hétéro-désignation) parler ce qui est nommé – par eux-mêmes ou le corps social – une même langue. On perçoit ainsi qu'il peut y avoir deux façons d'envisager ce concept:
- d'un point de vue finalement normatif voire prescriptif (et donc pas vraiment sociolinguistique) où l'on trouve en filigrane une conceptualisation de la langue comme un tout indépendant de ses usages, composé d'une forme unique de référence[1] et de ses multiples réalisations, d'une part, et, d'autre part
- d'un point de vue effectivement sociolinguistique considérant qu'il est peu possible d'envisager la variation comme un fait socio-langagier parmi d'autres et où ce qui fait sens est autant une pratique dont on doit percevoir et analyser ses réalisations qu'une représentation (un ensemble de représentations) permettant de les mettre en mots. Autrement dit, la variation est un fait social complexe et situé. Autrement dit encore, c'est la perception qu'un locuteur (ce qu'est aussi un chercheur) a de la distance linguistique séparant deux énoncés qui fonde la variation, celle-ci n'existe donc pas en l'état, mais comme processus. Comprenons bien: il ne s'agit pas de dire que les travaux fondateurs et antérieurs ont été dans l'erreur, mais de poser que l'on ne peut plus décrire les faits variationnels comme si l'on ignorait les réflexions notamment sur la démarche qualitative en sociolinguistique (Feussi, 2008), et dès lors que les faits de variation doivent toujours être envisagés a posteriori (et non pas a priori comme cela est très souvent présenté), engageant à croire que les faits de variations seraient perçus comme tels par l'ensemble du corps social voire de la communauté linguistique.
Ceci posé, la variation demeure un des objets les plus perceptibles des phénomènes socio-langagiers qu'étudie la sociolinguistique parce qu'il est ce que les locuteurs perçoivent et conçoivent le plus aisément : la conscience de la distance entre ce que l'on dit, produit (ou pense faire) et ce que l'Autre dit, produit, à la fois à la source des processus de constructions identitaires et à la fois à la source du changement linguistique ; de fait, les langues changent dans le cadre de faits qui relèvent de la variation et les identités se maintiennent ou se (re)produisent parce que sont socialement pertinents des faits relevant de la variation.
Le concept de « variation » ne peut être dissocié de celui de « norme ». On comprendra qu’aucun de ces deux termes ne peut être conçu autrement que dans la pluralité : ce que les discours sociaux nomment « la » variation » ou « la » norme renvoie de fait à des variations nécessairement situées dans des usages francophones fort divers impliquant non seulement des pratiques et des discours interactionnellement et socialement diversifiés mais encore des représentations sur la norme (et donc encore des discours (Gueunier, Genouvrier et Khomsi, 1983), les normes, fort peu convergentes (Valdman, 1983) . En d’autres termes, s’il est bien question d’accepter d’intégrer dans la connaissance du socio-langagier une conception instrumentée de la langue comme étant un ensemble homogène (un discours épilinguistique normatif), on ne peut pas concevoir autrement les rapports entre variation et norme d’une langue que comme une des manifestations des changements sociaux dans une communauté donnée. Ainsi, intégrer dans ladite connaissance des discours épilinguistiques certes normés mais renvoyant à des praxis linguistiques autres que celle du discours dominant.
Nous y reviendrons, mais effectivement, le concept de norme est central et, lui aussi, liminaire des approches sociolinguistiques contemporaines (Fishman, 1971) notamment dans la mesure où ce sont des réflexions sur l’opportunité de concevoir autrement la langue (notamment française) à enseigner, sur la nécessité de penser de manière critique les attitudes normatives des enseignants (Marcellesi, 1976 : 1-9), qui sont à l’initial une partie non négligeable des théories francophones sur les politiques linguistiques[2], l’aménagement des langues et, plus largement et surtout, des théories sociolinguistiques de la langue y compris celle qui en envisage le caractère polynomique (Marcellesi, 2003).
[1]
Comme par exemple considérer le français (standard) de France comme la forme de référence des autres formes de français qui, de ce point de vue, sont nécessairement construites dans la distance linguistique avec la France et ses usages dominants sans plus envisager que la francophonie ne connaît d’autre centralité linguistique que celle des usages normés de chaque communauté sociolinguistique. Ainsi, ce que l’on nomme la langue française est non seulement composé de normes différentes d’usage mais encore est partout (donc y compris en France) dans un rapport de contact avec d’autres langues, est toujours (de manière certes distinctes et nuancées selon les espaces) dans une situation plurilingue.
[2]Voir le module 4, intitulé « Politique linguistique et diffusion du français dans le monde ».