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2 Tâches, méthodes et intervention sociolinguistique
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2.1 Les tâches ordinaires de la sociolinguistique.

La préoccupation centrale de la sociolinguistique (selon Bright, 1966) demeure la description systématique de la diversité linguistique ; sa tâche globale étant d'effectuer une description systématique de la covariance entre structure linguistique et structure sociale. Cette phrase impose au moins deux remarques pour resituer cette définition dans le champ des recherches en cours.

 

La diversité dont il est question renvoie de fait non pas à une métaphore biologique impliquant la préservation d’une quelconque richesse liée à la multiplication des langues, mais bien au constat (en regard avec les fonctionnements sociaux) d’une pluralité des usages et des pratiques, d’une pluralité des identités linguistiques, des formes discursives. Il s’agit effectivement de dire la complexité des situations langagières, où toute réification n’est pas en soi une erreur (dire – même si la pratique observée atteste du contraire– que les langues sont radicalement différentes les unes des autres, dire que telle façon de parler est une déformation de la langue) mais constitue l’une des pratiques constituant la dimension idéologique – à décrire donc – de ce qui fait cette diversité.

 

Le terme co-variance renvoie pour sa part à l’idée (qui peut aujourd’hui sembler simpliste à certains sociolinguistes d’ailleurs) que les changements linguistiques (dans les pratiques des locuteurs) sont dialectiquement liés aux changements sociaux (ceux qui constituent le contexte des productions discursives). Il demeure intéressant pour souligner que les phénomènes langagiers ne peuvent être isolés (compris, analysés, décrits…) des faits sociaux parce qu’ils en sont l’une des formes essentielles. Si les langues changent, ça ne peut pas être pour des raisons « internes » à ces langues mais parce que d’autres faits – sociaux – impliquent ou nécessitent ces changements. Inversement, des changements sociaux perçus comme radicaux ou non impliquent des changements langagiers. Le terme co-variance illustre ainsi que les pratiques dites linguistiques sont nécessairement des pratiques sociales.

 

Un dernier commentaire s’impose concernant les termes « systématique » et « structure ». Par le premier, il faut entendre que la description engagée ne relève pas d’une approche intuitive non réflexive mais correspond bien à une approche scientifique assumée. Même s’il est certain que faire du terrain peut donner à percevoir aux non-spécialistes des sciences de terrain (que peuvent être d’autres chercheurs) une démarche approximative, c’est une caricature grossière dans la mesure où travailler (entre autres) sur de la matérialité discursive demande une rigueur méthodologique d’autant plus forte que les paramètres sont peu maîtrisables et les faits de variations des artefacts parmi d’autres. À ce sujet, il faut avoir en tête les propos d’Isabelle Stengers qui énonce que « l’incertitude irréductible est la marque des sciences de terrain. Elle ne tient pas à une infériorité, mais à une modification des rapports entre « sujet » et « objet », entre celui qui pose les questions et celui qui y répond. » (Stengers, 1995 : 163).

 

Le mot structure, quant à lui, semble très éloigné des travaux sociolinguistiques d’autant que la sociolinguistique française et francophone s’est aussi construite en partie en réponse aux impasses du structuralisme en linguistique et partie contre – et c’est surtout cela –  une vision techno-linguiste des langues[6]. Par ce second terme, il faut entendre que le chercheur conçoit une structuration des objets sociaux et linguistiques eu égard à leur formation durant les interaction sociales diverses ; il ne s’agit donc pas d’une structure inhérente voire universelle, mais de la production sociale de normes structurantes, et devant être perçues comme telles par le chercheur en sociolinguistique.

 

Pour revenir aux tâches quasi-opératoires de la sociolinguistique, cela revient à identifier un ensemble de « devoirs » assignés à la discipline et, partant, une méthodologie générale d’investigation ; autrement dit, une recherche sociolinguistique peut conjointement mettre en place des protocoles d’enquête et penser la diversité socio-langagière dans toute sa complexité et, pour ce faire :

 

 

Tout ce qui vient d’être écrit implique qu'il y ait des différences entre pays, groupe sociaux, communautés sociales : en clair, les recherches en sociolinguistique diffèrent selon les lieux sociaux qui les sous-tendent, et concrètement, les enjeux que représentent les diverses prises en compte de la diversité des pratiques langagières. Autant l'analyse du fonctionnement social de la langue, que l'intervention sociale ainsi rendue possible sur les plans linguistique et social, sont spécifiques de chaque communauté, et dans certains cas de chaque pays. La façon dont, par exemple, chaque État légifère sur les langues minoritaires montre cette diversité de traitements et de situations des tensions sociolinguistiques.

 

2.2 Les terrains d’études de la sociolinguistique française.

La sociolinguistique française tend à englober toutes les recherches sur le langage dès que celles-ci posent des problèmes sociaux (Marcellesi, 1986). Elle aborde et a abordé[8], par exemple, la maîtrise de la langue et aborde alors l’enseignement sous toutes ses formes : il peut s’agir d’enfants, d’adultes, de travailleurs migrants, des médias… Elle aborde et a abordé également l’écrit avec l’analyse de discours : discours politique, ouvrier, d’enfants, des femmes, de professionnels,… Elle s’intéresse également aux comportements et attitudes linguistiques des locuteurs de langue minorée et encore à la politique linguistique de l’État français. La liste est loin d’être exhaustive. Tous ces terrains sont parfois intereliés : l’analyse du discours journalistique centré sur l’idéologie linguistique, ce que disent les enseignants de français de la norme, l’évaluation sociale des langues régionales dans les textes officiels, ce que dit un enfant de migrants de sa compétence de langue à l’école, la reconnaissance tardive (1993) par l’institution scolaire française de la Langue des Signes Française et ses effets identitaires…

 

On perçoit aisément ce que sont les tâches reformulées et mises à l’épreuve du terrain, non plus seulement de la discipline mais du sociolinguiste (d’après Calvet, 2005) ; il s’agit de décrire pour interpréter (selon des outils ad hoc) :

 

 

Remplir ces tâches fait nécessairement avancer la connaissance du fonctionnement langagier et plus avant celui de la société. Ce niveau d’utilité sociale est inamovible. Mais concrètement ? Suivant la force de la demande sociale et son origine, les connaissances produites d’une recherche en sociolinguistique ont des formes diverses : l’information langagière (Guespin, 1985) est rendue nécessaire auprès des travailleurs sociaux pour leur faire comprendre la nature foncièrement sociale et sociolinguistique de leurs pratiques professionnelles ; la sociolinguistique catalane a joué un rôle moteur dans la transformation du conflit linguistique catalan/ castillan, dans la modification des attitudes en cours sur la langue[9] ; la sociolinguistique corse a permis la reconnaissance d’une langue corse et d’une identité propre en décrivant et théorisant la réalité langagière, information ensuite largement distribuée. Cette liste n’est pas close car la discipline répond aux divers aspects de la demande sociale (ce que demande l’institution, ce qu’expriment des groupes de locuteurs, ce que pressent le chercheur d’une situation sociolinguistique tendue) de manière très différente suivant les cas. La liste n’est d’autant pas close que les concepts pensés sur une situation sociolinguistique ne sont pas nécessairement transférables sur une autre et que les sociétés sur lesquelles s’est construite la sociolinguistique ne sont plus exactement les mêmes qu’au milieu du 20ième siècle : l’accroissement des mobilités, des migrations, des contacts de cultures, l’émergence radicale des identités, l’augmentation des inégalités, la production d’espaces diasporiques rendus possibles par la révolution numérique… tout cela – au moins – impose de laisser le champ ouvert[10] et la réflexion sensible aux nouvelles modalités d’exclusion des minorités sociales.

 

2.3 Des enquêtes et des discours.

En tant discipline de terrain, la sociolinguistique procède très souvent par enquête (sauf bien entendu lorsque l’on aborde des productions écrites préexistantes à l’investigation mais là encore on peut parler d’enquête puisqu’il s’agit d’identifier, de rendre pertinent le choix de ce discours) et l’on trouve à ce propos des méthodes parfois très différentes suivant les courants et les types d’approches[11]. Cependant, que l’on procède par enregistrement continu d’une conversation dont on est ou n’est pas l’observateur ; que l’on procède par questionnaires écrits ou oraux ; que l’on procède par épreuves destinées à faire produire des performances linguistiques spécifiques pour les comparer ; enfin, que l'on procède par un savant dosage de tout cela parce que les contraintes liées au terrain les impose, il faut avoir conscience qu’une méthode d’enquête est d’abord un ensemble de stratégies mises en œuvre par le chercheur pour construire l’objet scientifique. Il s’agit toujours de faire produire du discours c’est-à-dire non seulement l’ensemble des productions qui vont être soumises à l’analyse linguistique spécifique mais encore les informations orales ou écrites telles que des locuteurs interrogés ont pu, ont su et surtout ont voulu donner à l’enquêteur. Travailler sur du discours revient à prendre conscience que l’on analyse des réponses à un questionnement, réponses qui peuvent être en parfait décalage avec une réalité donnée : quelqu’un qui déclare parler une langue ne fait que le déclarer, et peut ne pas la parler effectivement. Le cas contraire existe aussi, bien sûr. Mais à chaque fois ces réponses font état du fonctionnement social du langage quelque que soit la langue qu’identifie le chercheur. En d’autres termes, la recherche sociolinguistique va considérer les catégorisations  et productions des locuteurs comme un fait représentationnel tout aussi légitime que le sien propre et – effectivement – ne pas évaluer les propos et pratiques d’autrui ; le décalage est l’une des sources de production de sens et d’intelligibilité scientifique.

 

Une enquête sociolinguistique rend donc compte d’une production linguistique dont sont clairement connues les conditions de productions (autant la situation d’interaction que les statuts de chacun des participants, par exemple) ; elle marie, pour l’analyse de ces faits langagiers, à la fois les outils de description linguistique (comment un locuteur assume ce qu’il dit, paraphrase autrui, définit des termes, comment un texte fait état des tensions sociales par et pour la langue, comment s’organise les tours de parole, la répartition des mots dans un énoncé, le statut des mots...), et ceux de l’analyse des valeurs sociolinguistiques, de ce qui fait que l’emploi de telle ou telle forme renvoie à un système de valeurs extralinguistiques.

 

Une enquête a pour finalité essentielle de permettre l’intervention. La question est – car tout le monde peut sembler d’accord sur le fait que vouloir agir sur l’exclusion des minorités sociales apparaît comme moralement nécessaire – comment et qu’est-ce qu’intervenir d’un point de vue sociolinguistique ?

 

2.4 L’intervention sociolinguistique

Revendiquer l’intervention pour la sociolinguistique (voir Bulot, 2008, 2009) sans la théoriser relève d'un positivisme latent mais bien efficace dans la mesure où cela permet aux chercheurs en sociolinguistique de légitimer des pratiques de recherche par leur attention critique à un terrain construit comme objectif et finalement perçu à tort comme distant de leurs pratiques professionnelles. Dans ce cas, l’intervention relève sinon d’une posture discursive du moins d’une synonymie imparfaite d’applications pratiques, concrètes de théories élaborées sur des micro-faits, des micro-groupes, des micro-sociétés. Intervenir suppose une méthode et construire le discours de cette méthode est sans doute le projet théorique et professionnel le plus urgent à mener pour la sociolinguistique[12]. Par exemple, se présenter devant des élus pour leur dire que leur ville est multilingue ou plurilingue ne sert à rien car ils le savent déjà[13] et l'erreur la plus communément faite est que les sociolinguistes peuvent croire que les acteurs sociaux veulent des outils pour agir (ce qui est sans doute vrai mais pas exclusif) alors que souvent (et aussi), ceux-ci veulent des outils pour une action conjointe, en co-élaboration. C’est pourquoi, une intervention sociolinguistique implique une co-évaluation de la demande, une co-construction des outils et une co-validation des actions[14].

 

Concrètement[15], il s’agit d’accepter : a) de produire des outils et des méthodes d’intervention dont on assume une évaluation tant par les pairs que par les acteurs qui en usent,  b) de théoriser et inclure dans la problématisation la subjectivation des approches dont on assume la dimension réflexive,  c) de conceptualiser les discours tant descriptifs qu’interprétatifs qui les sous-tendent comme des actes de militance scientifique dont on doit expliciter les tenants : le/la sociolinguiste a non seulement à concevoir une théorie linguistique (où la langue est un fait éminemment social), et à adhérer ou développer une théorie sociale (car analyser des situations sociolinguistiques sans projeter ces analyses sur le lien social n’a guère de sens) mais encore une théorie politique (car derrière le projet scientifique et social, il y a un modèle de société) et enfin d) de médiatiser des recherches en acceptant d’instrumenter ce qui peut l’être pour non seulement être accessibles aux différents acteurs (collectivités locales, associations, médias, partis politiques, élus…) mais encore transférables (et cela dans une pratique de co-gestion des outils) à ceux-ci.

 

Notes :
[6]

Voir notamment les travaux de Didier de Robillard (2008 a et b).

[7]

Voir la définition qu’en donne Elisabeth Bautier (1995). Elles se définissent par un genre discursif (cadre communicationnel, rapports de place, conduites langagières, modes de textualisation, enchaînements des énoncés), une fonction dominante du discours, un système de catégorisations utilisé par les locuteurs, un système de représentations et enfin un travail socio–cognitif et langagier exercé sur les objets de discours.

[8]

Voir les entrées sur la Bibliographie Sociolinguistique Francophone (http://bibliographie-sociolinguistique.com)

[9]

Même si là comme encore la situation n’est pas simple dans la mesure où l’imposition du catalan et d’un bilinguisme – quasiment d’État – obère la pluralité linguistique et renforce le déni de plurilinguisme en Catalogne (Lleal et Junyent, 2009).

[10]

Voir, par exemple, les thèmes abordés dans la collection Espaces Discursifs (L’Harmattan, Paris) depuis 1999, http://www.sociolinguistique-urbaine.com/spip.php?rubrique10.

[11]

Voir par exemple le volume dirigé par Louis-Jean Calvet et Pierre Dumont (1999) qui, quoique que fort riche, n’épuise pas les méthodes en œuvre ; pour cela, voir l’ouvrage de Nicole Berthier (1998)

[12]

À l’instar de la sociologie entre autres (Felder, 2007).

[13]

Les collectivités locales ont leurs sources d’informations et les moyens techniques et humains de les produire.

[14]

Il faut par ailleurs noter que la sociolinguistique rencontre de plus en plus le social comme notamment la mise en place des ateliers des savoirs sociolinguistiques (ASL) (http://www.aslweb.fr/s/accueil)

[15]

Voir (sur la sociolinguistique urbaine mais cela concerne toute approche sociolinguistique revendiquant son appartenance aux disciplines sociales) http://www.lrdb.fr/articles.php?lng=fr&pg=1007

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