2.1 L’approche fondatrice de William Labov
Lower East Side est un quartier de New York situé dans Manhattan. C'est un quartier pauvre dans l’ensemble avec peu de représentants de classes élevées. Il est cependant représentatif pour les autres groupes tant sociaux qu’ethniques (ce qui revient à poser des systèmes linguistiques divergents voire complètement distincts) : dans l’actuelle approche des faits urbains, c’est un lieu seuil (lieu où passe des membres de communautés exogènes) pour de nouveaux immigrants et un lieu de changement social rapide (ces mêmes immigrants restent peu longtemps car leur situation se bonifie ; ils sont dans un processus souvent concomitant de mobilité sociale et de mobilité spatiale). L'hypothèse posée par William Labov[3] était que New York pouvait intégrer toutes ces influences extérieures sans en être affectée en tant que communauté urbaine. Son idée: décrire la structure linguistique d'un sous-ensemble de cette communauté dès lors linguistique dont il faut supposer que les membres partagent les mêmes normes linguistiques.
2.1.1 Stratification sociale et stylistique de la variable R dans trois magasins de la ville
L’enquête a porté directement sur la variation sociale de la langue (les différents usages de différents locuteurs dans une communauté linguistique). Cette variation représente-t-elle un changement en cours? L'illustration de la variable 'r' va-t-elle refléter les différences sociales au sein de la communauté? Pour ce faire, William Labov a choisi trois magasins distingués par leur localisation et leurs clients (différenciation sociale et locative : le lieu inscrivant le social dans un effet de territoire). Sa méthode d’investigation est la suivante : l'enquêteur (William Labov) se présente à l'employé comme un client demandant des renseignements (264 employés sur trois magasins ont ainsi été testés).
- Excuse me, where are the women's shoes?
- Fourth floor
- Excuse me?
- Fourth floor
Voici ce que l'étude fait apparaître : les Noirs occupant des postes élevés prononcent le "r" de la même façon que les Blancs. Les Noirs qui occupent des postes subalternes prononcent moins le "r". La langue varie selon le statut social de l'interlocuteur et dans le sens de la variété de langue associée à ce statut. La variation stylistique (différents usages d'un même locuteur) est aussi socialement déterminée: elle est la réponse du groupe de locuteur à la crainte symbolique exercée par l'interlocuteur dans le rapport (présumé) qu'il (le locuteur) entretien avec la norme légitime. En fait, la variation stylistique agit dans le même sens quelle que soit la classe sociale : plus le contexte est formel, plus apparaissent chez tous les locuteurs les variations de prestige, celles attribuées aux classes dites supérieures. Par ailleurs apparaissent des phénomènes d'hypercorrection[4] (appelés ici également hyper-urbanisme dans la mesure où la ville est productrice de normes et de contre normes), liés à l'insécurité linguistique[5].
2.1.2 L'enquête de Harlem
Pendant deux années (de 1965 à 1967), Labov dirige à Harlem une enquête ayant pour finalité d’étudier le vernaculaire noir-américain (Black english). Dans l’intention de rendre compte de l’échec scolaire des élèves noirs et notamment de leurs difficultés en matière de lecture (difficultés décrites en termes racistes de différence génétique dans les discours dominants du temps…), le projet initial était de préciser les différences entre l’anglais langue quotidienne des bandes d’adolescents noirs du centre sud de Harlem et l’anglais standard ou du moins l’anglais scolaire. Pour faire vite, la conclusion essentielle que tire William Labov de cette recherche est la suivante : les causes majeures de l’échec scolaire sont les conflits sociaux , conflits qui prennent corps dans les fonctionnements langagiers.
D’un point de vue méthodologique, William Labov considère que les problèmes linguistiques ne peuvent être résolus qu’en faisant appel à des variables sociales : il tire ses données (en fait il faut davantage parler là de corpus) de la communauté linguistique elle-même, en tant qu’ensemble de locuteurs partageant les mêmes attitudes envers la norme (on comprendra que le seul fait d’employer les mêmes formes linguistiques n’est pas suffisant pour être d’une communauté linguistique) et une même maîtrise (globalement) de différents sous-systèmes sur lesquels portent par ailleurs les dites attitudes.
L’objet d’étude de William Labov, et partant de la sociolinguistique en général, est la variation d’une part stylistique car dans la pratique courante, la langue n’est jamais parfaitement identique d’un locuteur à un autre et sociale, car la langue n’est jamais identique d’un groupe social à un autre. En fait, la variation est un phénomène récurrent et permanent. Il faut noter à ce sujet que tous les faits de langue ne sont pas soumis à la variation de la même manière ; ainsi, selon William Labov, coexistent trois types de règles :
- les règles catégoriques qu’aucun locuteur ne peut enfreindre et qui sont le produit de l’apprentissage fondamental de la langue
- les règles semi-catégoriques reconnaissables par le discours prescriptif « dites mais ne dites pas » (dites « aller chez le coiffeur » mais ne dites pas « aller au coiffeur ») ; par des infractions fréquentes interprétées socialement comme populaires et condamnées par la norme.
- les règles à variables caractérisant la concurrence de deux ou plusieurs formes dans le même contexte, l’emploi de « ne … pas » ou « pas » en français pour signifier la négation à l’oral. Le choix de l’une ou de l’autre forme est à mettre en relation avec des facteurs sociaux posant non plus l’existence d’un discours normatif discriminant mais une discrimination sociale effective (les formes de prestige s’opposent aux formes stigmatisées en rendant compte des tensions sociales et des rapports de dominance entre les groupes auxquels sont attribués chacune des dites formes.
2.2 Typologie de la variation : externe ou interne ?
Partant du constat que les langues changent ou ne sont jamais toujours exactement les mêmes dans leurs usages, il faut reconnaître l’existence de variétés linguistiques[6] : co-existent des formes différentes de ce que les locuteurs vont identifier comme leur(s) langue(s) pour exprimer tantôt consciemment, tantôt délibérément non seulement des signifiés, des sens identiques mais encore leur propre identité, la nature du lien social, le type d’interaction. Les différentes réalisations de ces variétés sont évidemment liées au changement linguistique dont elles sont l’un des aspects dynamiques : elles sont l’ancrage synchronique du changement linguistique propre à un pluri-code qui dès lors varie dans ses diverses réalisations.
Pourquoi alors tenter de distinguer des variations internes de variations externes ? En fait, il est préférable de considérer la question en dissociant les facteurs externes (qui vont permettre d’expliquer la diversité des réalisations par des faits non linguistiques) des facteurs internes (qui vont permettre – c’est du moins le postulat – d’expliquer cette diversité par des faits considérés par les chercheurs comme spécifiquement linguistiques). Ainsi, les faits d’assimilation (avec par exemple les assourdissements et vocalisation des sons consonantiques) font partie de ces derniers facteurs. La difficulté majeure est qu’il est peu démontrable de faire valoir que ces phénomènes ne renvoient pas à de la variation « sociolinguistique » ; en effet dans une communauté sociolinguistique donnée, la perception sociale de la variation dépend des attributs assignés à telle ou telle pratique. Par exemple, en Haute-Normandie, un locuteur dit natif (ou en immersion continue depuis plusieurs années) ne percevra pas que la réalisation sonore du pronom personnel (3ième personne du singulier, féminin) du français « elle » se prononce en discours normé « a ». La typologie des formes variant est donc d’abord une affaire de point de vue sur la forme de référence à la variation et donc de représentations sociolinguistiques. Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de variation de langue, mais que ce concept est systématiquement à resituer dans le contexte normatif. Ainsi, pour le cas du français, la forme de référence est presque toujours le français scolaire (de France) écrit, qui n’est, en tant que tel, qu’une variété parmi d’autres de la langue française.
Pour comprendre ce qu’est la variation (Figure 1), il convient de détailler l’ensemble de ses cinq dimensions, dimensions qui valent au moins pour les constats faits dans les usages francophones : diachronique, diatopique, diastratique, diaphasique et diagénique[7] variables historiques, variables sociales, variables géographiques, variables interactionnelles et variables sexuelles ). Chaque « dimension » est à distinguer par un facteur (externe) (temps, espace, groupe social, interaction, genre). Chaque forme est dès lors spécifiée par un « lecte » (chronolecte, régiolecte ou topolecte, sociolecte, idiolecte, sexolecte[8]).
Un des effets d’une telle typologie est de laisser croire que tel type de variation exclut l’autre type ; il n’en est rien, simplement dans les interactions sociales où le langage est impliqué, il est donné à percevoir la prédominance de tel ou tel lecte (c’est-à-dire telle forme spécifique d’un facteur donné).
Ainsi le facteur temps renvoie à des situations connues et récurrentes où un locuteur dit âgé ou dit jeune va percevoir que l’autre ne parle pas comme lui ; le facteur espace permet de comprendre que non seulement on ne parle pas partout sur un territoire donné de la même façon (quand bien même tous diraient le contraire) mais que chaque lieu porteur d’identité peut produire les mêmes types d’effets (les quartiers de ville par exemple) ; le facteur groupe social fait écho à la capacité que tout locuteur a de catégoriser socialement (même si cela peut paraître immoral, d’ailleurs) autrui par rapport à sa façon de parler ; le facteur interaction rend compte d’un fait établi : la situation d’interaction (avec qui ? quand ? pourquoi ? à quel sujet ?) joue sur les choix linguistiques du locuteur ; enfin, le facteur genre renvoie à une réalité sociale facilement observable : les femmes ont une latitude d’usage moins étendue que les hommes (songeons par exemple aux jugements sociaux attribués à une jeune femme exprimant publiquement sa colère par des grossièretés et ceux attribués à un jeune homme dans une situation similaire).
[3]
Ce point renvoie à Labov (1976) dont la lecture reste nécessaire, même si a) l’approche est très centrée sur la variation phonologique et b) le questionnement sur l’objet langue n’y est finalement pas central. Ce livre demeure incontournable dans la mesure où il constitue encore l’ouvrage fondateur de la sociolinguistique francophone.
[4]L’hypercorrection se caractérisant par une analogie incorrecte avec une forme de prestige mal maîtrisée comme par exemple : « la sociolinguistique est-ce qu’elle-t-elle utile ? »
[5]Voir supra, la partie intitulée : l’insécurité linguistique.
[6]On l’a vu, dans l’acception labovienne, on va parler de variable linguistique pour exprimer l’ensemble constitué par les différentes façons de réaliser le même son (par exemple) et les variantes, chacune de ces façons de réaliser ce même son.
[7]Il faut noter que seules les quatre premières dimensions font presque consensus à l’heure actuelle. La dernière reste encore en débat dans la mesure où elle semble relever des précédentes ; c’est cependant une vision très ethnocentrée de la variation dans la mesure de la complexité de la francophonie. Une autre dimension relève de la diamésie (on parle donc de variation diamésique et du facteur canal) pour notamment prendre en charge les formes liées aux nouvelles technologies (qui font jouer les frontières entre écrit et oral entre autres). Voir pour ce dernier point et dans le rapport à l’identification des accents dits régionaux de français l’article de Cécile Woehrling et Philippe Boula de Mareüil (2006).
[8]Sur la variation diagénique, il faut mentionner le remarquable travail de Cécile Bauvois (2002), fait dans une perspective variationniste (donc dans une approche labovienne).