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3 Modalités historiques et situation actuelle de la diffusion du français
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3.1 L’émergence du français

Le français a été « inventé » comme langue supradialectale écrite en remplacement du latin dans diverses zones d’Europe du nord[5]. L’histoire du français est en effet celle d’une langue en partie « artificielle », créée par des clercs (moines, scribes) à partir du Moyen-âge et progressivement jusqu’au XVIIe siècle, pour un usage essentiellement écrit (administratif, juridique, littéraire). On a pu ainsi parler d’une langue orpheline (Cerquiglini, 2007), en ce sens que le français n’est pas directement issu d’une langue « mère » qui serait le latin (et surtout pas le latin classique). Le français, en effet, a été forgé à l’écrit sur la base de divers parlers romans du domaine d’oïl, abondamment écrits au Moyen-Age dans cette littérature qu’on appelle à tort « d’ancien français » mais en fait écrite en variétés gallo-romanes de la moitié nord de la France issues du latin parlé par les Gaulois puis par les Francs (normand, picard, champenois…, Lodge, 1997). A l’époque le français n’est encore qu’une langue « vulgaire » face au latin officiel et prestigieux et c’est pour « mériter » une place de langue écrite, puis de langue du pouvoir, de langue en quelque sorte « officielle », qu’il a fait l’objet d’une élaboration savante. Deux stratégies ont été plus ou moins consciemment utilisées pour « fabriquer » le français : la relatinisation et la distinction sociale. La première a consisté à introduire en masse des mots empruntés au latin classique en les francisant (les clercs écrivaient tous avant tout en latin classique ou supposé tel). La deuxième a consisté à sélectionner les formes les plus rares, les moins partagées par les autres variétés d’oïl populaires, pour marquer l’écart entre une « vraie » langue aristocratique et des parlers « vulgaires ». L’orthographe du français en fournit aujourd’hui encore un bon témoignage, à la fois par ses complications inutiles et souvent aberrantes ainsi que dans l’utilisation perfectionniste qui en est faite comme outil de sélection sociale. Des circonstances sociopolitiques particulières ont contribué à l’émergence du français : la croissance politique du Royaume de France qui conquiert de nombreux territoires et devient l’une des plus grandes puissances européennes au cours du Moyen-Age, la croissance démographique et économique de sa capitale, Paris, qui devient dès le Moyen-Age la plus grande ville d’Europe (où se rencontrent notamment des gens venus de tout le royaume qui y mélangent leurs parlers locaux)[6].

 

Devenue langue d’Etat à partir du XVIe siècle (la langue du roi de France et de son administration), le français est resté avant tout, sous l’Ancien Régime, la langue d’une « élite » dominante (politique, juridique, littéraire). Il a subi au cours des siècles une codification normative intense, imposée par les élites (Malherbe, Boileau, des grammairiens…) et l’Etat (l’Académie française fondée en 1635 pour censurer la littérature et la langue), qui le fixe lentement dans un ensemble de formes toujours démarquées par rapport aux variétés populaires spontanées. Parallèlement, le français entame progressivement une phase de passage à l’oral.

3.2 La diffusion du français jusqu’au XIXe siècle

Le français n’a été diffusé à l’oral que tardivement et dans des territoires divers où il a d’abord partout été une langue étrangère. En France, y compris dans la zone romane de la moitié nord de la France (excepté donc la basse Bretagne, la Flandre et les parties germaniques de l’Alsace et de la Lorraine dont l’appartenance à la France a été épisodique), la population continuait à utiliser les parlers locaux d’oïl, plus ou moins influencés par le français écrit notamment chez les classes sociales dominantes (aristocratie, clergé, grande bourgeoisie). Dans la moitié sud (dont les différentes provinces ont conservé jusqu’à la Révolution des statuts très variés allant jusqu’à n’être pas encore françaises, comme le pays niçois ou le Comtat Venaissin d’Avignon), le français est devenu définitivement au XVIIe siècle la langue de l’écrit administratif à la place du latin, mais il est resté une langue tout à fait étrangère, inconnue à l’oral, et l’on parlait et l’on écrivait surtout en langues d’oc (béarnais, gascon, provençal…), en catalan, en basque… Schématiquement, on peut dire que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le français était une sorte de latin, existant presqu’uniquement à l’écrit administratif et littéraire (dans une société massivement analphabète), oralisé uniquement dans certains milieux dominants de la moitié nord de la France de l’époque (le pouvoir politique, religieux, intellectuel) sous des formes diverses au contact d’autres langues (par exemple, du provençal ou du picard hérité des littératures médiévales, des variétés italiennes présentes à la Cour au XVIe, du néerlandais dans les milieux de l’édition au XVIIIe, les langues premières des aristocrates qui fréquentaient le pouvoir central, etc.).

 

Ce prestige culturel corrélé à un prestige politique a permis une première diffusion du français un peu au delà de ces cercles. Dans les milieux aristocratiques européens, tout d’abord (on pense à la place du français dans les cours italiennes, russes, hollandaises…). Dans les relations diplomatiques ensuite (notamment en Europe et en Méditerranée, mais aussi vers l’Amérique), d’où sa première percée au Proche-Orient (où le Roi de France était réputé « protecteur des chrétiens d’orient »). Un cas particulier est celui de l’Eglise protestante (dite aussi « réformée » ou « calviniste ») : la volonté de permettre à chacun d’accéder directement au texte biblique conduit, à partir du XVIe s., à diffuser des traductions de la Bible en langues dites « vulgaires » (jusque là diffusée en latin), et notamment en français (Calvin était picard et installé à Genève). Cela a contribué à diffuser le français, au moins à l’écrit, dans les milieux protestants d’Europe occidentale.

 

La colonisation précoce de zones du continent américain (qui deviendront le Québec, l’Acadie, la Louisiane, les Antilles, etc.) est surtout réalisée, dès le XVIIe siècle, par des populations de l’ouest de la France, parlant leurs langues d’oïl locales (grosso modo du normand, du gallo, du poitevin, du saintongeais…), intercompréhensibles entre elles, et dont les mélanges et l’évolution spécifique donneront naissance aux parlers locaux (acadien, québécois, cajun…) et aux créoles (antillais, haïtien, louisianais…) de ces aires américaines, dont le québécois et les créoles antillais sont les plus connus en France. L’influence du français normé se fera sentir à partir du XIXe et surtout au XXe siècle, ce qui donnera naissance aux variétés de français influencées par les parlers locaux que l’on trouve aujourd’hui dans ces zones (le français québécois, le français antillais…).

3.3 La diffusion du français aux XIXe et XXe siècles

C’est en fait avec la Révolution française de 1789 que la diffusion du français prend son essor. Sur le plan sociologique, la Révolution est faite par des aristocrates « libéraux » et des grands bourgeois, qui non seulement ne remettent pas en cause les dynamiques glottopolitiques de l’Ancien Régime mais au contraire les renforcent puissamment. Une politique linguistique à orientation fortement monolingue est mise en place, le français étant imposé comme langue exclusive de l’Etat-nation (Certeau, Julia et Revel, 1975) nouvellement créé sous la forme d’une « république une et indivisible » affirmée telle justement parce que le Royaume de France était divers et divisé en multiples entités aux statuts, lois, langues, très variés. Une glottopolitique dirigiste diffuse en France une idéologie linguistique nationaliste : le français est érigé en langue sacrée de l’unité nationale et toutes les autres langues de France et des Français font, après une tentative fédéraliste manquée, l’objet d’une véritable « chasse aux sorcières ». Les célèbres discours de Barrère et de l’Abbé Grégoire « sur la nécessité d’anéantir les patois » et sur les traitres et opposants qui « parlent alsacien ou bas-breton », les décrets de 1793, en sont l’illustration. Plusieurs textes légaux imposent le français et punissent l’usage d’autres langues à l’école, dans l’administration, dans les textes officiels. L’école est chargée de la francisation rapide (et violente) des enfants de France. Cette sacralisation du monolinguisme de langue française, cette exclusion de toute autre langue et de toute diversité linguistique (puis socioculturelle : on uniformise progressivement l’heure, les poids et mesures, les lois, etc.), est l’une des bases idéologiques clés qui sous-tendent la diffusion, les pratiques et les représentations du français jusqu’à aujourd’hui. La glottophobie  (discrimination des personnes sur des bases linguistiques) reste un fonctionnement central considéré comme « normal »[7] et qui filtre et structure l’accès à l’ascension sociale, au pouvoir politique, économique et intellectuel (Bourdieu, 1982 ; voir point 4 de ce cours ci-dessous).

 

Il faudra plus d’un siècle pour que cette idéologie imprègne massivement le corps social (avec des résistances jusqu’à nos jours), et produisent de véritables effets notables dans la diffusion du français, à commencer par la France (qui n’a pas encore ses frontières actuelles, Nice, la Savoie, Tende, deviennent françaises en 1860 et 1945, l’Alsace est allemande de 1870 à 1918 et de 1939 à 1945). En effet, la France n’a pas les moyens d’organiser une école et une administration uniquement francophones sur tout son territoire. Et quand bien même, on ne transforme pas en monolingues francophones des populations qui, au début du XIXe, sont massivement non francophones, certaines d’entre elles venant à peine d’être rattachées à une « nation française » (Corses, Béarnais, Provençaux…). On estime qu’en 1793 au moins 50% de la population ignoraient tout du français, qu’environ 25% le comprenaient (par proximité des autres langues d’oïl surtout, donc dans la moitié nord), et que seulement un peu plus de 10% le maitrisaient. Une enquête administrative de 1862 (dite « Duruy ») donne encore plus de 50 à 90% de communes où le français n’est aucunement en usage dans la plupart des départements hors des zones d’oïl (basse-Bretagne, grand sud, Alsace…). C’est en fait avec la mise en place généralisée de l’école publique gratuite et obligatoire (lois Ferry de 1882-86), le déploiement de l’administration, la conscription et la guerre de 1914-18, le développement de la presse et des chemins de fer, puis du téléphone et de la radio, que l’idéologie linguistique française va produire ses effets fondés sur l’exclusion sociale et économique des non francophones : le français « langue du pain » autant que langue du pouvoir et de la richesse se répand dans les zones urbaines entre 1850 et 1930, dans les zones rurales entre 1880 et 1950 (Weber, 1983), selon les régions. Après la seconde guerre mondiale, la plupart des enfants sont élevés en français (souvent avec une autre langue régionale ou d’origine migrante jusque vers 1970). Une enquête de 1999 donne à lire que 25% des Français de plus de 18 ans à ce moment, tendanciellement les plus âgés, ont été élevés aussi dans une autre langue que le français, la moitié d’entre eux en langues régionales (Héran, Fillon et Deprez, 2001). La diffusion du français comme langue parlée, et par une majorité puis par la quasi totalité de la population en France (mais aussi en Belgique[8] francophone et en Suisse romande) a donc eu lieu au cours des XIXe et surtout XXe siècles.

 

C’est durant la même période que l’essentiel de l’empire colonial français (et, plus limité belge) est construit. Entre 1830 (conquête de l’Algérie) et 1912, la France impose sa domination politique à presque 10% de la surface planétaire terrestre, essentiellement en Afrique occidentale et centrale, en Asie du sud-est et au Maghreb, qui viennent s’ajouter aux zones d’influences issues des colonisations plus anciennes de territoires, pour la plupart « perdus » en Amérique du Nord (grande Louisiane, Canada français) et dans les Caraïbes (Haïti), dont ne subsistent que la Guyane, quelques îles (Antilles françaises, Mascareignes, Gorée, St Pierre et Miquelon…) et comptoirs en Inde. La France obtient également en 1920 de la Société des Nations (SDN) le mandat de réorganiser les territoires de l’ex-empire ottoman au Proche-Orient (actuellement Syrie et Liban, pays créé par la France en découpant la « Grande Syrie »). La France est alors l’un des Etats les plus puissants du monde avec le Royaume-Uni. La SDN (ancêtre de l’ONU) a d’ailleurs son siège à Paris et pour seule langue officielle, le français, d’où l’image du français « langue de la diplomatie ».

 

Il est utile de distinguer dans cet empire trois types d’expansion internationale :

 

 

On peut se représenter l’empire colonial français par la carte suivante, prise dans un manuel scolaire de l’époque coloniale :


La diffusion du français dans ces espaces immenses et très divers a suivi des voies indirectes : on n’a pas tout simplement enseigné le français aux populations pour en faire des francophones. A l’exception du Liban, où la France n’a effectivement exercé qu’un mandat international qui prolongeait une influence diplomatique et culturelle ancienne, il s’agit dans tous les cas de colonisation, c’est-à-dire de domination imposée avec, conformément aux idées de l’époque, un sentiment de supériorité détenu par une « race » (blanche), une « civilisation » (chrétienne européenne), un Etat (la France, superpuissance se posant en modèle), qui utilisent une « vraie langue » (par rapport aux « dialectes et baragouins » des « sauvages », le français étant considéré comme la langue supérieure du monde), par rapports à d’autres populations jugées inférieures, arriérées, incultes, à peine humaines. La colonisation fonctionne par l’exploitation des ressources locales (minières, agricoles, maritimes) et des personnes (asservies de diverses façons), à des fins économiques et politiques principalement au service de la « métropole ». Les populations locales sont méprisées, bafouées, dépossédées, déplacées, exploitées, voire battues, déportées, emprisonnées, tuées, par un Etat tyrannique. Cela n’exclut ni la bonne foi de ceux qui pensaient vraiment « civiliser » des peuples « sauvages » pour les « aider » (en les soignant, en les éduquant, en les protégeant d’autres agressions…), ni le fait qu’il y ait eu aussi des relations humaines ponctuelles et sincères d’amitié, d’entraide, de respect, etc.. Ceci notamment dans le cas particulier de l’Algérie où le peuplement sur la durée par environ 1 million de personnes d’origine européenne (pour 8 millions d’Algériens) incluait beaucoup de gens ordinaires, nés sur place, ce qui a provoqué davantage de relations directes entre immigrés et autochtones (même si les « Français d’Algérie » avaient légalement un statut supérieur aux « Musulmans » tardivement devenus « Français musulmans, pour reprendre la terminologie de l’époque).

 

De cette situation coloniale ressort une dynamique glottopolitique complexe. D’une part, il n’y a eu aucune volonté de franciser profondément et massivement les populations colonisées, soit parce qu’elles étaient jugées indignes de cela, soit parce que le pouvoir colonial n’y voyait pas son intérêt dans un rapport coût-bénéfice. D’autre part, outre le besoin de l’Etat colonial de former une « élite locale » qui lui serve de relai auprès des populations, l’esprit de « mission civilisatrice » porté par certains (y compris à des fins religieuses), l’engagement politique sincère d’autres, et enfin les relations humaines qui ont eu lieu bon gré mal gré, ont conduit à l’appropriation du français par les élites en question (via une scolarisation longue à la française puis la coopération avec les autorités françaises publiques ou privées), à l’appropriation de bases en français par des portions de populations via un début de scolarisation primaire et/ou via des contacts avec des Français et d’autres Francophones. Mais il est clair que l’empire colonial français (et belge en Afrique centrale) n’a pas produit une diffusion massive du français dans ces espaces.

 

C’est par une voie indirecte que le français s’y est répandu au moment des indépendances et à leur suite. En effet, les élites locales qui ont pris la tête des mouvements de libération et ont négocié avec le pouvoir colonial étaient francisées (on pense aux exemples phares de Léopold Senghor ou de Habib Bourguiba, fondateurs de l’idée de Francophonie internationale). Au moment de l’indépendance, même lorsque celle-ci n’a été acquise qu’au prix de terribles drames (en Algérie, au Cameroun, à Madagascar, en Indochine…), ils ont hérité de pays entièrement façonnés (jusque dans leurs frontières souvent arbitraires) et organisés à la française ainsi que d’administrations fonctionnant en français. Ils ont donc, au moins dans un premier temps pour éviter une rupture de fonctionnement, continué à faire fonctionner ces pays en français et à la française. Quand il a fallu choisir une langue officielle, à la fois parce qu’ils étaient éduqués à la française (idéologie monolingue) et qu’ils ne savaient pas comment gérer le plurilinguisme de leurs pays (notamment en Afrique subsaharienne, la zone la plus plurilingue du monde), ils ont souvent opté pour le français. Ayant besoin d’aide pour remettre en route leurs pays, ils ont fait appel à la coopération française, qui a envoyé des nombres importants de coopérants dans tous les secteurs de la vie publique, ce qui a maintenu et même développé l’usage du français. Ce qui a permis à la France de mettre en place une « relation privilégiée » de type néocolonial notamment en implantant (ou conservant) des entreprises qui ont participé en français à la vie économique des pays en question. En outre, le français a été perçu, face aux langues autochtones même les plus prestigieuses et les plus véhiculaires (arabe, peul haoussa…) comme la seule langue possible, ou en tout cas la plus efficace, pour les relations internationales. Et ses usages de première importance comme langue d’éducation (y compris politique) et d’expression culturelle internationale ont suscité un attachement très vif de la part notamment des élites intellectuelles et politiques, celles-là même qui ont milité pour les indépendances et pris le pouvoir dans les nouveaux états. C’est d’ailleurs sur cette base « culturelle » qui permettait d’éviter sinon de neutraliser les tensions politiques et les conflits récents avec le pouvoir colonial, que l’idée de francophonie (avec un f minuscule) puis de Francophonie institutionnelle et politique (avec un F majuscule) a été développée notamment par des écrivains et des hommes politiques des nouveaux Etats indépendants (Senghor, Bourguiba, Sihanouk…).

 

Dans la synthèse de la situation actuelle du français, ci-dessous, on verra qu’il reste la langue officielle unique et la langue seconde principale dans la quasi totalité de l’ancien empire colonial français (à l’exception notable de l’Asie du sud-est). Plusieurs pays y ont ajouté, notamment en Afrique subsaharienne, des « langues nationales » choisies parmi les plus répandues et/ou les plus prestigieuses des langues autochtones. Mais, malgré des efforts importants ici ou là pour assurer la place statutaire de ces langues (notamment dans les systèmes éducatifs), le français reste presque partout la langue principale. Il y a eu des tentatives parfois puissantes de remplacement du français comme langue moyen d’enseignement-apprentissage, voire de la vie politique et administrative, dans quelques cas : les trois pays du Maghreb (arabisation), Madagascar (malgachisation), Centrafrique (développement du sango)… Leur succès (ou leur échec) relatif a conduit à revenir à une politique plus « équilibrée » où le français a retrouvé une place plus importante, y compris à la demande des populations.

 

Dès lors, le français a été confirmé comme langue localement appropriée [9]dans la plupart de ces pays où il a été répandu après la colonisation, y compris à la demande de ces Etats, et de façon somme toute relativement synchrone avec sa diffusion au sein même de la population des « francophonies du nord » (européenne et canadienne) : le décalage n’est que d’une cinquantaine d’années. Dans les grandes villes africaines et maghrébines, comme dans les classes moyennes et aisées de façon générale dans ces pays, il est devenu courant à la fin du XXe siècle que le français soit devenu une langue d’usage familial (et donc langue première des enfants), une langue de communication sociale ordinaire, avec bien sûr des différences d’usages et de statut ici ou là. Le français n’est plus une « langue étrangère » dans ces situations et pour ces personnes.

 

Mais bien sûr, lors de sa grande diffusion notamment à l'oral, le français a été inévitablement adapté aux besoins, habitudes, plurilinguismes et cultures des populations qui l’ont adopté. Il a été enrichi d'interférences nombreuses au contact des langues historiquement parlées par les communautés francisées (dans les régions de France et dans les colonies) : au delà d’un français commun plus ou moins mythique (notamment sous sa forme supposée de « norme standard »), ce sont bel et bien des français différents qui sont parlés selon différents axes de variation (époque, lieu, milieux sociaux, situations individuelles de communication et d’identification…). En ce qui concerne sa diffusion géographique, il est clair pour tout francophone qu’on parle français différemment à Lille, Marseille, Bruxelles, Montréal, Alger, Dakar, Libreville, Maurice, Tahiti ou encore Haïti. Et cela est complexifié par les variations selon les âges, les cursus éducatifs suivis, les milieux socio-économiques, les sexes, les enjeux sociolinguistiques locaux et individuels… La fusion locale du français, au départ toujours importé, aboutit non seulement ici ou là à des langues nouvelles (les créoles), processus normal d’où le français est lui-même issu, mais aussi soit à des pratiques plurilingues indéterminées (les frontières entre les langues sont plus ou moins abolies dans des communautés de locuteurs activement « plurilingues » (le mot devient abusif), comme on l’a montré pour le Cameroun ou l’Algérie, soit à des langues nouvelles potentielles notamment en Afrique subsaharienne (comme la camfranglais au Cameroun comparable au chiac de Moncton en Acadie), précisément issues de cette pluralité linguistique indéterminée. On trouve notamment des usages emblématiques de ces ressources francophones métissées dans les littératures francophones (l’écrivain marocain Khatibi les nomme de façon expressive ‘la bilangue’ ». L’ensemble des perspectives et notamment des interventions glottoplitiques concernant le français dans le monde tend aujourd’hui à l’envisager dans cette perspective plurilingue et interculturelle, voire plurielle (mais l’idéologie normative francophone pèse encore lourdement), notamment au niveau international (OIF, AUF par exemple)[10].

 

Enfin, il ne faut pas oublier que parce qu’il est l’une des langues les plus répandues dans le monde (voir ci-dessous), le français y est l’une des langues les plus enseignées-apprises, non seulement dans les sociétés officiellement ou tendanciellement francophones, mais aussi dans un nombre important d’autres pays (voir la carte « L’enseignement du français dans le monde » ci-dessus).

3.4 Dynamiques actuelles du français

Nous n’entrerons pas ici dans un descriptif détaillé, chiffré, de la place du français dans le monde, dans les instances internationales, dans les pays officiellement ou tendanciellement francophones, dans l’enseignement, sur internet. L’ensemble de ces information est déjà disponible de façon précise dans des sources fiables : le site de l’Organisation Internationale de la Francophonie, le site de l’Agence Universitaire de la Francophonie (notamment les évaluations sur la langue française dans l’espace francophone, travaux de R. Chaudenson), le site de la Conférence des Ministres de l’Education Nationale des Etats membres de l’OIF, le site sur le poids des langues de l’Union Latine (travaux de L.-J. Calvet[11]), le site sur l’Aménagement linguistique dans le monde de l’université Laval au Québec (pages francophonie, travaux de J. Leclerc), le site sur les langues latines (dont le français) sur Internet de l’Union Latine[12].

 

En revanche, on mettra ici l’accent sur les grandes tendances, les dynamiques, les enjeux de la situation actuelle du français dans le monde et sur des critères d’analyse glottopolitique adaptés (voir point 1 ci-dessus pour les définitions des concepts).

 

Le français, sous ses diverses formes et pratiques, est aujourd’hui la 2e langue internationale au monde, après l’anglais, et pas si loin derrière qu’on se plait trop à le dire dans certains discours idéologiques à tonalité alarmiste (voir point 4). Toutes les études convergent en ce sens. Il est langue officielle dans 57 espaces géopolitiques (états, communautés, provinces, régions…) regroupés en 29 Etats, auxquels il faut ajouter un statut quasi officiel en Algérie (qui regroupe le plus grand nombre d’individus francophones après la France). Par comparaison, l’anglais est officiel dans 54 espaces regroupés dans 63 Etats. L’Organisation Internationale de la Francophonie est le plus important organisme intergouvernemental officiel au monde après l’ONU par le nombre de ses Etats participants (70, dont 56 membres à part entière et 14 observateurs). La carte suivante synthétise l’empan mondial du français via l’OIF, en y ajoutant l’Algérie.

Elle peut être utilement complétée par le type de statut qu’a le français, en distinguant un statut officiel et en y ajoutant un statut de fait (nommé « en partage ») par exemple comme langue d’enseignement et de l’administration, comme langue des élites ou encore comme langue objet obligatoire d’enseignement-apprentissage (attention la carte suivante n’est pas exhaustive, faute d’informations).

On pose souvent le critère du nombre de locuteurs comme critère déterminant. C’est une erreur :

 

 

Il reste néanmoins instructif de dégager des tendances. La carte ci-dessous représente la répartition des individus considérés selon des sources convergentes comme des francophones langue 1 ou langue 2 (NB : source OIF, il y manque donc notamment l’Algérie avec au moins la moitié de francophones parmi ses 35 millions d’habitants, l’Italie où le Val d’Aoste a le français comme langue co-officielle, l’Israël qui regroupe plus 500.000 juifs francophones qui n’en sont pas membres)[13].

Il est frappant de constater que le français y est avant tout une langue européenne et africaine (le Maghreb se situant à la transition entre ces deux zones et relevant à égalité avec elles la zone Maghreb-Proche Orient dès lors qu’on y ajoute l’Algérie). Il y a aujourd’hui autant de francophones sur le continent Africain qu’en Europe, et, vu les taux de natalité, vu la concentration urbaine galopante qui stimule les usages interethniques du français, vu la croissance des usages du français en Afrique, l’une des tendances clés de la diffusion du français dans le monde est que son avenir se joue notamment, voir principalement, au Maghreb et en Afrique.

 

On peut distinguer schématiquement 5 grands types d’espaces d’usage du français, 5 grands types de francophonie :

 

 

Un dernier élément concernant la dynamique du français est constitué aujourd’hui par ses usages sur Internet. Diverses études, dont celle réalisée par l’Union Latine et mentionnée plus haut (http://dtil.unilat.org/LI/2007/index_fr.htm) montre que la part de l’anglais, écrasante il y a dix ans, a été quasiment divisée par deux, grâce à la montée du nombre de pages web en d’autres langues, celles en français représentant aujourd’hui 2 fois plus (4,5%, mais dix fois moins que celles en anglais), 40% des adresses URL internationales et nationales (dont 35% des .com, 15% des .org, 32% des codes nationaux européens). On voit bien ainsi que si la proportion brute de pages en français peut paraitre relativement faible, d’une part elle reste parmi les proportions les plus élevées après l’anglais (5e rang après le chinois mandarin, l’espagnol et l’allemand) et d’autre part elle occupe une place internationale de premier plan.

 

Cela nous renvoie à l’idée selon laquelle il n’y a pas que les pratiques (quantifiables avec difficulté) qui comptent, mais aussi et surtout les représentations et les institutionnalisations (les statuts sociaux et politiques) pour comprendre une dynamique glottopolitique.

Notes :
[5]

Pour la partie historique, la source principale est Chaurand, 1999.

[6]

Visionner sur ce point la conférence d’A. Lodge sur l’histoire sociolinguistique de Paris : http://www.lemonde.fr/savoirs-et-connaissances/article/2003/10/17/anthony-lodge-histoire-sociolinguistique-de-paris_338566_3328.html

[7]

Alors que la plupart des autres formes de discriminations sont réprouvées, voire punies par la loi en France (discriminations à l’encontre des étrangers, des homosexuels, des femmes, des handicapés, des malades, des vieillards - cette liste en disant long sur l’idéologie qui a conduit aux discriminations subies par ces parties de la population).

[8]

La Belgique a été créée en 1830 à partir de provinces des Pays-Bas ; elle est uniquement de langue française officielle jusqu’à 1963, où le néerlandais et l’allemand y sont ajoutés.

[9]

L’écrivain algérien Kateb Yacine a eu cette formule éloquente : « le français est un butin de guerre ».

[10]

Pour une synthèse sur ces aspects, voir Blanchet et Martinez, 2010.

[11]

Sur l’élaboration et la méthode d’évaluation du « poids des langues », visionner le colloque ligne : http://tice.univ-provence.fr/document.php?pagendx=4884&project=dsiitice . Calvet inclut des critères significatifs comme le classement des langues depuis lesquelles ou vers lesquelles on traduit le plus (le français étant là aussi en tête de listes).

[12]

On pourra compléter l’information en consultant le rapport La Francophonie dans le monde, Paris, Nathan, dernière édition 2007, par Maurais et coll., 2008 et Poissonnier et Souria, 2006.

[13]

Pour des données quantitatives détaillées, voir notamment les estimations réalisées par l’OIF en 2005 sur le site de Laval (http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/francophonie/OIF-francophones-est2005.htm) ou dans le rapport de l’OIF (http://www.francophonie.org/IMG/pdf/Fcs_enjeu_21esiecle.pdf).

[14]

Je considère ici comme francophones toutes les personnes ayant des compétences partielles ou hautes en français y compris local.

[15]

Les recensements états-uniens montrent par exemple que le français y est la 3e langue la plus déclarée après l’espagnol et le chinois. Voir http://www.mla.org/map_single

[16]

Continuant ainsi une certaine tradition bien attestée dès le XVIIe siècle en Europe.

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