L’enseignement ayant joué et jouant encore un rôle important dans la diffusion du français, dans l’élaboration des représentations qui y sont associées et dans les phénomènes d’institutionnalisation du français, il est utile d’avoir quelques points de repères sur les principaux choix didactiques et pédagogiques selon lesquels il a été enseigné, appris. Ces choix ne sont bien sûr pas indépendants des contextes socio-historiques et politiques qu’ils reflètent tout en participant à les construire. La présentation synthétique qui suit est largement développée, avec analyse d’extraits de supports pédagogiques, dans un cours filmé en ligne disponible sur la web TV de l’université Rennes 2 : http://www.sites.univ-rennes2.fr/lairedu/[17]. Cette présentation débute au XVIe siècle parce que c’est à cette époque (avec quelques rares ponctuels cas au XIVe et XVe que remontent les plus anciens supports écrits connus d’enseignement du français). L’organisation de la présentation est donc historique, mais les méthodes d'une époque perdurent aux époques ultérieures. Il n'y a donc pas substitution générale mais cumul, ajout en parallèle, avec plus ou moins de mixages intermédiaires, ce qui n’empêche pas des dominantes selon les périodes[18].
4.1 Du XVI ème siècle à la fin du XIXème siècle : l’archaïsme
Méthodes à dominante écrite et grammaticale, normatives et correctives, fondées sur le travail de traduction / reproduction des textes littéraires, sous influence des langues anciennes (latin, grec), et s'adressant avant tout, à l'époque, à des milieux aisés où le français est déjà langue seconde, notamment en France et en Europe. En ce qui concerne l’enseignement du français dit langue maternelle (F.L.M.), ce modèle est resté dominant jusqu’au XXIe siècle…
4.2 Du début du XX ème aux années 1950 : l’impérialisme
L'essor de l'enseignement du F.L.M., avec la francisation des citoyens français par l'école obligatoire, permet à cette époque de distinguer assez nettement (trop nettement ) F.L.M. et F.L.E. Premières "méthodes directes" de F.L.E. qui ont la caractéristique de ne pas passer par la traduction et de viser autant l'oral que l'écrit. Conçues d'abord pour exclure les langues régionales de l'enseignement en France (où ces langues restaient un intermédiaire nécessaire à la compréhension des enfants), elles ont été étendues, y compris aux écoles coloniales, avec l'idée que le "bain" total était pédagogiquement un procédé efficace (méthode dite "par immersion"). Elles restent à objectif grammatical, centré sur les contenus et l'écrit, mais dans la langue-cible uniquement.
4.3 Années 1950-60 : la recherche naissante
Début des recherches en didactique et pédagogie du français, sous l'influence du renouveau pédagogique général initié dès les années 1930 (J. Piaget, C. Freinet, etc.), pour répondre à la décolonisation et à l'expansion pédagogico-linguistique anglophone en trouvant des méthodes plus efficaces pour le français. Méthodes comportementalistes américaines audio-orales (Skinner : pédagogie de la réponse au stimulus et du renforcement par récompense). Exercices grammaticaux structuraux répétitifs, et laboratoire de langue (répétition mécanique d'éléments linguistiques isolés) dans la perspective de l'imitation d'un modèle "parfait" (le mythe du monolingue natif idéal normatif). Naissance d'organismes officiels de recherches en didactique du FLE en France (CREDIF, BELC), élaboration du français fondamental (lexique le plus fréquent du français).
4.4 Années 1970 : lancement de la « révolution communicative »
Premières méthodes audio-visuelles (enregistrement + film fixe), dans la méthodologie Structuro-Globale-Audio-Visuelle (SGAV). Basculement vers la langue parlée. Présupposés épistémologiques issus de la gestalt-theorie (on ne peut pas aborder un phénomène global à partir de ses éléments constitutifs, car c'est la forme globale qui constitue les éléments et non le contraire), emphase sur les canaux non-verbaux de communication (mimo-posturo-gestuel, visuel, auditif), sur le suprasegmental de l’oral (rythmes, intonations, etc.), sur des aspects interactionnels affectifs (image de Soi et de l'Autre). Début de l'influence post-1968 des théories et méthodologies psychothérapeutiques de la communication (Palo-Alto, PNL) et des pédagogies dites "non-directives". La finalité de l’enseignement des langues devient alors de "structurer l'individu dans une autre langue". Hypothèse de l'apprentissage isomorphe de l'acquisition "naturelle", d'où poursuite de la "méthode directe" et développement des laboratoires de langue. Développement massif de l'enseignement du F.L.E. en France et dans le monde. Les premières méthodes SGAV restent centrées sur les structures grammaticales et le lexique. Celles de 2e génération amorcent le tournant communicatif en posant comme objectif et comme moyen d’apprentissage la communication effective (qui induit des apprentissages structuraux implicites) et non les structures de la langue (qui ne garantissent pas la capacité de s’en servir pour communiquer). Premières approches notionnelles-fonctionnelles communicatives orales (accent mis sur un besoin communicatif, pragmatico-sémantique, en situation, et non plus sur une structure grammaticale normative). Réalisation de Un Niveau-Seuil, première sélection didactique des situations de communications usuelles (dans plusieurs langues, en 1977 pour le français, publication du Conseil de l'Europe). Affirmation d’un Québec francophone.
4.5 Années 1980 : Généralisation de l'approche communicative
Déploiement des approches communicatives, à la suite de la méthodologie SGAV et dans la direction du renouveau didactique lié aux recherches sociolinguistiques et socio-pragmatiques. Réintroduction de l'écrit (revisité façon énonciation et grammaire textuelle) dans l'enseignement du F.L.E., et retour à des méthodes sans film fixe comme support visuel central. Point culminant de la pédagogie par objectifs (P.P.O.) dans divers domaines, d'où un certain nombre de retombées dans le champ du français, où les méthodes SGAV sont délaissées au profit de méthodes cherchant à être plus rationnelles (recherche d'efficacité évaluable, découpage en objectifs connus des apprenants), et plus pragmatiques (prise en compte de la situation d'apprentissage réelle). Développement de la didactique (réflexion sur les contenus à enseigner, approches variationnistes plurinormative ou plurinormaliste) et des notions d'apprendre à apprendre, de pédagogie différenciée et d'autonomie, de progressions pédagogiques conçues sur le modèle "sensibilisation, observation, appropriation, production, création, conscientisation, évaluation critériée", soit en gros le schéma piagétien). Expansion du F.L.E. en France, notamment à destination des populations immigrées, centration d'une politique diplomatique française vers l'Afrique francophone. Montée des tensions entre francophones et altérophones en Belgique et au Canada.
4.6 Années 1990 : apparition des aspects interculturels
Retour en force du discours expansionniste de "la francophonie" notamment face à l'anglo-américain, avec transformation de l'Agence de Coopération Culturelle et Technique devenue Agence Intergouvernementale de la Francophonie qui deviendra l’OIF (organisme international officiel de la Francophonie). Contexte de l'élargissement de l'Europe ("Acte unique", Maastricht, Union Européenne, chute du bloc communiste à l'Est…), de la mondialisation d'une économie libérale (GATT puis OMC…). Contexte éducatif occidental de l'influence accrue des langues de l'immigration, et des langues régionales de France (soutenues par les instances européennes, l'ONU, les collectivités locales après la décentralisation de 1982) par rapport au français (devenu en 1992 langue officielle -unique- "de la République"). Discours alarmistes (très exagérés) de « défense » du français contre l’anglais (loi Toubon en France). Développement de l'idée d'une écologie des langues et des cultures. Réduction drastique du dispositif F.L.E. en France parallèle à celle de l'immigration, mais supposée compensée par la lutte contre "l'illettrisme" et "l'exclusion", l'orientation vers le "Quart-monde" en plus du "Tiers-monde". Tentatives séparatistes au Québec.
4.7 Années 2000 : l'approche actionnelle de la compétence plurilingue et interculturelle
Développement des méthodes déjà connues dans les années 1990, avec introduction massive de la perspective interactionnelle et interculturelle. Développement de l'utilisation des outils de communication issus des nouvelles technologies (internet, vidéo, CD, "ateliers pédagogiques personnalisés" et pédagogie assistée par ordinateur [PAO]). Attention croissante apportée à la sensibilisation précoce aux langues étrangères (courant du language awareness ou "éveil aux langues" venu de Grande-Bretagne), multiplication des méthodes ciblées vers des champs professionnels et techniques précis. Développement d’une prise en compte de la pluralité linguistique et d’une didactique du plurilinguisme qui introduisent à nouveau une modification radicale de perspective avec le Cadre Européen Commun de Référence pour l’enseignement des Langues du Conseil de l’Europe. Tensions idéologiques notamment en Occident entre les tenants d’un pluralisme culturel ouvert et une idéologie réactionnaire montante centrée sur le contrôle social et les identités nationales, empreinte de xénophobie.
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Pour afficher les 12 films de 50 minutes, faire une recherche sous la rubrique « auteurs » et sélectionner « Blanchet Philippe »
[18]Sur ce point 3, on pourra notamment consulter les travaux de Christian Puren sur son site : http://www.christianpuren.com/ où plusieurs de ses publications sont en ligne, notamment Puren, 1988 et un article détaillant des critères d’analyses des méthodes d’enseignement (http://www.christianpuren.com/mes-travaux-liste-et-liens/2001h/).