Pour finir, et pour faire lie lien avec les autres modules de ce cours centrés notamment sur la question des normes et des discriminations, il est important de soulever la question du poids des représentations idéologiques normatives sur le français, ou plutôt sur les français, et sur les plurilinguismes auxquels il contribue, dans lesquels il est impliqué.
Une idéologie linguistique, probablement la plus dogmatique au monde, pèse en effet lourdement sur le français. On en a étudié l’émergence historique au point 2. Le français est ainsi perçu comme étant la langue de la France, voire sa propriété, symbole de son unité et de sa générosité lorsqu’elle en fait bénéficier d’autres peuples. Il est perçu comme une langue unifiée, immuable dans le temps, l’espace, la société, les usages, exempt de variation, de mélanges, d’hétérogénéité. Langue supérieure, il serait capable d’exprimer certaines choses de l’esprit et de le cultiver mieux que d’autres. Dès lors, être monolingue en français écrit selon une unique norme grammaticale, lexicale et orthographique serait normal, voire souhaitable. Le français serait (paradoxalement), à l’international, le garant d’une diversité face à une tendance hégémonique supposée de l’anglais et, en France, le garant d’une unité face à une tendance communautariste supposée des langues dites régionales et de l’immigration. D’où l’idée que le français doit occuper en France et à l’échelle mondiale, la place éminente due à son rang. Toute remise en question de cela est perçue comme un sacrilège, toute « déviation » par rapport à cette norme unique supposée est considérée comme une « faute » (pour ne pas dire un « péché »), ce qui alimente un discours alarmiste permanent.
L’analyse scientifique des pratiques linguistiques permet d’affirmer que ceci n’est qu’idéologie, dont les bases et les objectifs sont exclusivement orientés vers une certaine politique. Une idéologie est un prêt-à-penser dogmatique qui relève de la croyance et qui empêche de penser. D’ailleurs, si cette idéologie était effectivement et largement appliquée, le français serait déjà « mort », et même mort-né puisqu’il n’aurait jamais pu « naitre »[19], ni aucune autre langue : seul ce qui est divers et changeant peut se maintenir et se développer (« vivre », pour les espèces naturelles). Mais les dynamiques sociales complexes, les aléas historiques, les usages spontanément adaptés au terrain, le libre-arbitre des individus, se développent quoi qu’en réprouvent les idéologies par lesquelles on voudrait les contrôler.
Car bien sûr qui dit diffusion dit diversification par adaptation aux contextes, aux besoins, aux langues de ceux qui s’en sont emparé. D’où un foisonnement de normes, d’accents, de néologismes, de façons diverses d’être au monde et de dire ses identités en français, qui sont le signe de la dynamique de la langue. Tout le contraire d’une fixité sclérosante, de l’arrêt du changement dont sont affectées les langues « mortes ». Il est parfaitement contradictoire de viser à la fois une plus grande diffusion et une plus petite variation d’une langue. L’arrogance avec laquelle sont souvent affirmés la prétendue « supériorité » (voir « universalité ») du français et le mépris des supposées « fautes » et autres « déformations » des usages par d’autres est un répulsif des plus sûrs qui freine le choix ou l’adoption du français. Même chose pour la contradiction entre un français présenté à la fois comme un garant de diversité contre un anglais supposé exclusif et comme un garant d’unité contre une France plurilingue dont on fait tout pour chasser les autres langues et même diverses formes de français. Après tout, comme toute langue, le français est au service des gens et pas le contraire : le révérer en lui-même et pour lui-même n’a guère de sens ni d’avenir.
Ceux qui en ont eu besoin, bon gré mal gré, s’en sont emparés et l’on fait vivre. Il n’y a jamais eu autant d’usagers du français qu’aujourd’hui. Et l’on voit de nouvelles normes du français être légitimées à Montréal, à Alger, à Marseille… Et l’on voit de nouvelles formes de français — qui donneront peut-être un jour de nouvelles langues comme le latin a donné les langues romanes — naïtre vigoureusement dans les grandes villes africaines où ces langues françaises deviennent des langues usuelles et véhiculaires. Proportionnellement, la place du français dans le monde est peut-être en légère diminution ici ou là [20] et sans comparaison avec la 1ère place loin devant de l’anglais, mais, vu depuis son 2e rang pour ses fonctions et son statut international, parmi les milliers de langues du monde, est-ce vraiment un problème ? Et dans le monde statutairement francophone (ou presque, comme en Algérie) les pratiques du français se développent, ou plutôt, les pratiques plurilingues se développent en incluant du français…
Si l’on voit avec optimisme le français comme une langue parmi d’autres pour tous ceux qui souhaitent l’utiliser, souplement, librement, diversement, sans phobie des métissages et des innovations, alors il continuera à permettre la rencontre de gens différents.
[19]
J’emploie les guillemets car ces termes sont inappropriés pour parler des phénomènes sociaux et culturels, qui ne sont pas des espèces naturelles, donc pas des espèces vivantes.
[20]On pense à la montée de l’anglais comme langue de travail principale de l’Union Européenne ou de l’ONU, à Madagascar ou à la RDC qui ont récemment ajouté l’anglais au français comme langue officielle de façon symbolique, à l’hégémonie de l’anglais dans certains secteurs de publication scientifique…